Analyse. La famille DENIS : L'apport de l'école reste suffisant pour l’apprentissage de la lecture

‘« [ Avant], on lisait, maintenant qu’il sait lire, il lit seul »’
  • Résultats au E 20 : Note Générale : 4 - Nlg : 3 - Nlf : 1 - D.A. : 8 - Tps : 33 min.
  • Les enfants : Kévin (8 ans) et Aurélien (6 ans)
  • Le père : travaille à plein temps comme chauffeur-livreur, a un niveau CAP de mécanicien. né en 1965
  • La mère : elle est femme au foyer, non diplômée et n’a jamais travaillé. née en 1963
  • Divers : Ils sont propriétaires depuis deux ans d’une petite maison individuelle à 1 km du bourg.

La petite maison de la famille Denis est à environ un kilomètre du bourg. Elle en est propriétaire depuis deux ans. Monsieur Denis nous fait rentrer dans le salon meublé sommairement et où n'apparaisse aucun signe d’écrits.Sa femme, lorsque son mari la prévient de notre arrivée, nous fait pénétrer dans la cuisine où nous nous installons autour de la petite table en Formica. La petite pièce étroite, claire, dont le revêtement mural a été retiré, ne présente, là encore, aucun livre et aucun signe d’écrit en apparence. Il n'y a que le strict nécessaire. L’unique fenêtre donne sur un vaste jardin se confondant avec le reste de la campagne. Manifestement, les deux parents sont contents de participer à un tel entretien. Madame Denis a tout fait pour que l’entretien se déroule en présence de son mari et s’est dépêchée de prendre des renseignements auprès du directeur de l'école pour en connaître le contenu. Cependant, tous deux se trouvent parfois déconcertés par rapport aux questions et des relances sont nécessaires pour obtenir des réponses manquant quelquefois de précisions comme si le sujet n’avait jamais été abordé, réfléchi même de façon implicite. Madame Denis aurait même aimer avoir les questions avant l’entretien pour qu’ils y réfléchissent avant. Tous deux ne sont pas de grands lecteurs ; les revues de cuisine intéressent madame ; les revues de chasse passionnent monsieur. Une grande écoute de l’enfant ressort dans le contenu même de l’entretien, où père et mère sont attentifs à leurs deux fils.

Aurélien, lors de la passation, quelques semaines auparavant, a tenu à finir l’épreuve alors que ses camarades étaient sortis de la classe. Il a mis trente-trois minutes et s’est appliqué jusqu’à la fin. Même s'il n'a pas parfaitement réussi l'épreuve, sa ténacité montre une capacité à vouloir finir un travail commencé. Cette volonté au travail scolaire sera également présente dans le discours des parents : "Aurélien ne se plaint jamais de l’école, content de sa maîtresse et content du travail, comment il travaille". L’enfant est à l’orée de l’apprentissage de la lecture, il s’y intéresse. Autrement dit, les signes graphiques commencent à faire sens pour lui. Le projet de sens tourné vers la lecture s’élabore dans son esprit. Considéré par ses parents comme un enfant très timide, il est du genre à connaître des difficultés pour s’intégrer dans un groupe. Il développe, aux yeux de son père notamment, une certaine logique qui lui fait dire qu’il est intelligent 746 . Cependant, il semblerait qu’en entrant au C.P., cet enfant ne soit pas entré dans une logique d’apprentissage de la lecture. Bien qu’il fût au contact avec le livre relativement tôt, le discours des parents en reste aux intentions quand il s'agit de l’approche de l’objet-livre. Il n’y a pas de véritable bain initiatique de lecture, et nous pouvons penser que c’est l’école qui réveille le projet de sens chez l’enfant qui, peu à peu, découvre la signification des signes graphiques. Les parents, dans le discours qu'ils offrent, ne donneront pas avec clarté un cadre explicite à l’apprentissage de la lecture et les questions se succédant n’offriront parfois que des réponses opaques. Cela donne l'impression qu’on apprend à lire parce qu’il le faut et qu’il n’y a pas lieu de se poser autant de questions. Se la sont-ils posée vis à vis du sens de l’acte de lire ? Il est probable que non. Ils en restent à une certaine "surperficialité".

Ils ne savent pas quand commence l’apprentissage de la lecture. Ils s’attendent dans leurs réponses. D’emblée, le père dira "que c’est à partir de 3 ou 4 ans même plus vite si on veut ". La maman, trouvant en elle-même la question ou la réflexion "compliquée", pense "qu’ils commencent petits, à deux ans 1/2, sous une autre forme, en forme de jeu". Cependant "Ils apprennent vraiment à lire en C.P." ; la réponse est diffuse. Ils sentent bien que quelque chose se prépare avant le C.P. mais ont du mal à le formuler où à constituer un lien entre les deux périodes."Ce n’est pas évident » de donner un avis susurrera madame Denis.

Il est intéressant, maintenant de savoir ce qui se passe à la maison. "Y’a des livres, ils s’intéressent et puis il y a la bibliothèque" dit la maman. Tous les mercredis 747 , les enfants et leur mère vont changer leurs livres à la bibliothèque. Aurélien et son frère sont donc bien en contact avec le livre mais la mère, encore moins le père, ne prend pas le temps de façon régulière pour raconter le contenu des livres empruntés à ses enfants. Pour ainsi dire, elle raconte peu d'histoires à ses enfants. " Ca lui arrivait de lui raconter" dira le père. Cette expression indique bien le caractère épisodique. Elle déléguait facilement au grand frère qui "sait bien le faire 748 de prendre un bouquin, il le faisait ça, prendre un bouquin et le lire à son frère. Ca, il le faisait  , je me souviens». L’utilisation de l’imparfait et l’insistance -3 fois le verbe faire - indique encore une fois que non seulement c’est une action passée mais également qu’elle était ponctuelle et n’était pas inscrite dans une régularité. On peut aussi s’interroger sur la qualité oratoire de Kévin, le grand frère, âgé seulement de 8 ans. Par conséquent, Il était rare que l’on lise un conte à Aurélien lorsqu'il était plus jeune et "maintenant qu’ils savent lire, ils lisent tout seuls".

Il va sans dire que les deux garçons sont plus ou moins livrés à eux-mêmes dans la complexité de la lecture ; la médiation parentale est faible. On peut le comprendre pour le plus grand mais pour le plus jeune, il en va autrement. Aurélien a à peine pris possession du code, qu’on le laisse se débrouiller dans le dédale de signes construisant notre langage écrit. L’enfant n’a pas, au tout début de son apprentissage, la maîtrise de tous les éléments du code lui permettant de faire du sens sur un texte. La connaissance grapho-phonologique est un savoir dont il est nécessaire d’être imprégné mais elle ne constitue qu’une étape de l’apprentissage de la lecture. Elle n’est pas une fin en soi. Chaque livre, magazine ou support d’informations (Minitel, traitement de texte, tableur, Internet, affiches, formulaires, etc.) a ses propres clés de lecture et de fonctionnement lectoraux (lecture en colonne, lecture de menu, légende de photos, importance de la typographie, importance de la couleur, les chiffres indiquant page ou chapitre, le format, le style des gravures et les inférences à faire entre image et texte, la taille des bulles et la formes des vignettes et des caractères dans la bande dessinée etc.). Tout cela concourt à la compréhension du message et cela ne s’apprend pas sans le maximum de contact et d’imprégnation avec le code ou les codes. En ce sens, l’école n’est pas la seule dépositaire du savoir faire de lecteur et ne peut pas être rendue totalement responsable de telle ou telle difficulté ou de tel ou tel échec.

Même si les parents Denis ne sont pas conscients de tout cela, il semble qu’ils apportent en fonction de leur culture lectorale et scripturale, le maximum à leurs enfants. Madame Denis va bien à la bibliothèque régulièrement, elle les encourage et les accompagne dans leur travail scolaire tous les soirs mais il y manque la construction même du sens sur le sens même de l’acte de lire. Elle ne se souviendra plus de la dernière histoire lue à son fils ; " qu’est ce que c’est déjà ? Aurélien m’a ramené un livre de l’école, c’était quoi déjà ? "le renard et .....". Le père ajoutera "puisqu’ils savent lire, ça c’est vieux, si on veut, qu’on leur racontait des histoires" et dans le même sens, la mère complétera ; "vu qu’il se débrouille tout seul Aurélien, maintenant". Enfin, pour rassurer tout le monde, monsieur DENIS conclura "c’est pas vieux , moins d’un an, mais pour vous dire laquelle? je ne sais pas exactement".

Les parents n’ont pas compris non plus la logique du rite de l’abonnement où l’enfant est heureux de recevoir régulièrement par l’intermédiaire du facteur, son magazine. Un quelqu’un, autre que ses parents, quelque part pense à lui et lui envoie dans sa boîte aux lettres un beau livre. Aurélien demande 749 bien à ce qu’on l’abonne. Pour le moment, il doit se contenter de lire ceux de Kévin. "Ils ne sont pas abîmés [...]; ce sont de beaux livres" renchérira madame Denis montrant que la famille en prend soin. Cela n’est pas un signe de qualité de lecture. On peut être "amoureux" des beaux livres, par le caractère esthétique (couleur de la couverture, forme du livre, photos, odeur, typographie, reliure, feuilles, dorure, etc..) sans pour cela connaître ou s’intéresser au contenu. Il faut bien faire la part des choses entre la forme (le contenant) et la signification du message, de l’information écrite (le contenu). Tout porte à croire, en y mettant bien entendu quelques réserves, que la famille est davantage dans une logique de contenant que de contenu. Au niveau du contenu, la mère ne donnera que le titre "POPI" comme magazine pouvant être emprunté à la bibliothèque. Le père, quant à lui, confond magazines de presse enfantine et magazines d’informations. Bien que la maman connaisse "BLAIREAU" - Kévin, le plus grand y a été abonné pendant deux ans -, elle désigne le titre d’une revue non adaptée pour Aurélien. Elle paraît donc démunie d’informations sur les revues enfantines alors que tous les ans, l’école fait une large publicité sur ce type de revues. De plus, lorsqu’elle donne des titres d’histoires, elle reste dans le répertoire des grands classiques 750 montrant à la fois un certain attachement à ces contes et une méconnaissance de la littérature enfantine moderne.

Par les rencontres avec la maîtresse et sa présence aux réunions, la maman montre un vif intérêt pour ce qui se pratique à l'école. Le soir, à la maison, c’est aussi le travail sur la leçon donnée par la maîtresse. La maman montre son attention aux exercices à réaliser tout en ayant de la difficulté à trouver ses mots pour nous donner une description succincte de la méthode : "Je ne sais pas comment vous expliquer. De toute façon c’est quand même différent ..... que autrefois hein. [...](soupir) maintenant la lecture, c’est plus sous forme de comme je vous l’ai dit tout à l’heure. C’est plus sous forme de jeux si on peut dire. C’est (soupir) ... je ne sais pas comment vous dire ça... (silence)... euh, la lecture ils... ils commencent à lire euh... je sais que chez Etiennette (la maîtresse), c’est des histoires disons que c’est pas histoire (elle fait des gestes avec ses mains montrant sa difficulté à exprimer) ce sont des histoires. Elle fait tout un (soupir).. Voilà... Je ne sais pas comment vous dire.[...] Oui voilà, des histoires et puis disons que c’est des mots après qu’elle reporte sur leur cahier de lecture, ils retrouvent, ce sont ces mots là qui font partie de l’histoire et puis, c’est comme ça ils arrivent". Ainsi, elle dévoile son attachement à la valeur de ce que l'école peut apporter à ses enfants. Quant au père, il ignore totalement la démarche d'apprentissage de la lecture de son fils." La méthode actuelle... non ! Je n’ai aucune idée comment un professeur ........" ajoute-t-il.

On apprendra également que Aurélien est un assidu du petit écran où il passe 751 pour la mère "deux heures" par jour ; les jeux de société et éducatifs sont nombreux."Y’en a une pile importante" dira le père. Les deux enfants tenteront de jouer ensemble malgré le décalage d’âge et d’intérêt mais la mère constate que la coopération est difficile. Les parents, quant à eux ne partagent pas beaucoup de leur temps à ce genre de jeux. Nous saurons par les propos du papa"que Aurélien peut prendre des jeux et jouer tout seul. Il fait beaucoup ça, y’a des jeux où il peut, là un petit jeu, je ne sais pas comment ça s’appelle, c’est avec des cartes et puis il faut trouver la bonne réponse, il appuie sur des boutons il faut trouver la bonne réponse et ça sonne bien si c’est bon et si c’est faux, ça fait un drôle de bruit, il peut jouer tout seul, il avait un jeu aussi. Y’a des maths, de la lecture. Il est pas mal ce truc là. Autrement en ce moment c’est les puzzles, aussi beaucoup de puzzles ». Malgré le fait queAurélien aime de temps à autre bricoler avec son père, il y a rarement de temps où enfants et parents font une activité partagée. Seul, le temps de la leçon de lecture est privilégié. Là, adulte et enfant, sur un contenu typiquement scolaire échangent. Hormis ce temps, il semblerait que l'échange verbalisé autour des objets (pris au sens large) soit rare. 752

Cette famille est bien dans une logique traditionnelle où tout l’apport de l’école reste une chose suffisante pour l’apprentissage de la lecture. En ce sens l'acte lexique a du mal à être "décontextualisé" du cadre scolaire. Autrement dit, qui dit lecture, dit école. Et pourtant, il y a bien une prise de conscience tangible de la part des parents dans la mesure où ils veulent se montrer partenaire de l'apprentissage de l'acte lexique (inscription à la bibliothèque, discours sur le début de la lecture, histoires racontées). Cependant, tout au long du discours, ses actions ne semblent pas être menées naturellement comme si cela n'avait pas forcément d'importance pour la construction de l'acte lexique. Il y a un léger décalage entre le fait scolaire (l'apprentissage de la lecture) et l'habitus lectoral de la famille qui ne va pas jusqu'au bout de son action. La médiation parentale est bien présente. Cependant, elle n'englobe pas tout l'apprentissage de l'acte lexique. Elle semble réduire l'approche uniquement à l'apport scolaire de l'apprentissage de la lecture et ne fait pas directement et naturellement le lien nécessaire entre les écrits qu'ils soient scolaires ou non. L’école est la seule, pour le moment, à pouvoir étoffer et raffermir petit à petit les liens entre l’enfant, la famille et le livre, tout en lui faisant prendre conscience que la lecture doit dépasser le cadre scolaire.

Notes
746.

P et M Il est capable. — P Il sort des fois des phrases, des choses, il est intelligent. — M Il est très intelligent. — P Il a une logique que... il a beaucoup de logique mais il faut qui travaille pour... — M Il est capable. — P oh ! oui ! — M Sitôt qu’on voit la maîtresse, s’il me voit parler avec le lendemain, il est sûr de faire un travail parfait. Vous voyez le dernier contrôle, pas trop mal, il aurait pu... Il a dû avoir 73/100, il a remonté un peu, la prochaine fois, il faudra faire mieux.... »

747.

« ...Ah ! Oui ! Tous les mercrdis pratiquement. Mais tout ça dépend si jamais ils n’ont pas terminé leur livre, je préfère qu’ils gardent, ce n’est pas la peine de couper l’histoire, c’est vrai qu’ils aiment bien. Ils s’intéressent beaucoup à lire. Je vois Aurélien, plus. Depuis un petit moment qui sait lire, on voit. Il s’intéresse énormément. Le soir, il va prendre un bouquin pour lire dans son lit... ».

748.

Nous soulignons pour mettre en évidence ce verbe redit trois fois dans la même phrase.

749.

« ...le petit, c’est vrai qu’il nous demande à ce qu’on l’abonne, je lui ai dit Aurélien « écoute on va voir », c’est vrai qu’il nous l’a dit et nous a ramené de l’école justement pour abonner, c’est possible qu’on le fera quoi.... »

750.

« ... quand ils étaient tout petit, y’a un livre de petits contes, Blanche-neige, et puis ainsi de suite, vous voyez et l’histoire de Pinnochio, ça on l’a lue plusieurs fois l’histoire de Pinnochio. La chèvre de Monsieur Seguin. C’est vrai qu’ils l’aiment bien.... »

751.

Pour le père, il passe "1heure" par jour.

752.

Les critères N° 4 et N° 8 ne sont pas suffisamment explicites pour être retenus et visualisés.