Analyse. La famille MEAUROU : L’opposition des méthodes ne favorise pas l’apprentissage de la lecture.

‘« ...Je veux la vieille méthode, je la reprends à la maison... »’

Résultats au E 20 : Note Générale : 3 - Nlg : 2 - Nlf : 1- D.A. : 9 - Tps: 15 min.

Les enfants : Laëtitia (6 ans), Jimmy (9 ans), David (12 ans)

Le père : au chômage, titulaire d’un BEP mécanique, travaillait dans les chaufferies, né en 1956. faisait les 3 / 8

La mère : titulaire d’un BEP sanitaire et social, a travaillé et s’est arrêtée pour élever ses enfants, née en 1961

Divers : propriétaire depuis 14 ans, ils comptent déménager dans la région parisienne pour le travail du père. Salaire mensuel familial entre 6000 et 15 000

L’apprentissage de Laëtitia est du registre de la mère. A la lecture de l’entretien, il ne faut pas longtemps pour le comprendre. C’est tout juste l’affaire de la maîtresse et encore moins celle du père. Ce dernier, lors de notre visite, s’est contenté de nous saluer de loin. Il était affairé à l’entretien de sa maison. Lorsque le téléphone sonna pour lui au moment de l’entretien, il traversa la salle dans laquelle nous nous entretenions avec sa femme en nous faisant seulement un petit sourire amicale ; il n' a pas pris part au contenu du débat. Pourtant, nous l’avions invité lors de nos premiers contacts téléphoniques.

Madame Meaurou ne donne pas une définition claire de l’apprentissage de la lecture mais fait à plusieurs reprises référence à l’ancienne méthode : "moi, je suis pour l’ancienne méthode, la syllabe, /B/ /A/ /BA/" dit-elle avec véhémence. Elle critique ouvertement la méthode utilisée à l’école, en montrant son incohérence : "la maîtresse leur apprend [ le /B/ /A/ /BA/ ] après [qu’ils aient découverts le livre]. Donc, ils veulent toujours reprendre la méthode qu’elle leur apprend. C’est toujours pas la lecture d’un livre, il font 4 à 5 livres dans l’année, par l’image et elle arrive à la syllabe après. Mais, les enfants ne prennent pas cette méthode là. Moi, je la reprends ! Je la reprends !". Son insistance dévoile sa non confiance et son scepticisme 753 . Elle en ferait pratiquement une affaire de personne quand, se rappelant la période d’apprentissage de la lecture de son fils David, elle dit de lui "qu’il se buttait, qu’il avait des problèmes avec la maîtresse". Elle décrit avec précision les différentes étapes de la méthode, montrant qu’elle s’intéresse de près au travail scolaire de sa fille. Néanmoins, "[elle] trouve que c’est catastrophique parce que en fin de compte Laëtitia [...] ne lit pas dans le texte, elle lit ce qu’elle a entendu le matin à l’école". Madame Meaurou, pour renforcer ses arguments, fait appel à "[sa]soeur, prof en collège" en lui faisant dire "qu’elle aussi, elle est très sceptique" ; l’autorité du professeur a ainsi parlé face aux techniques de la maîtresse. Implicitement, les difficultés d’apprentissage de la lecture viennent, par conséquent, de la méthode utilisée. "Le problème de cette méthode là en fait, c’est pas pour tout le monde. Pour celui qui mémorise bien, qui marche bien, qui n’a pas de problème du tout, à la limite , ça marche bien" renchérit-elle. Avec le mot limite, elle met une réserve quant à l'efficience même de la méthode et prenant par exemple son fils cadet, Jimmy, qui soit dit en passant, marche bien à l’école, pour elle il ne sait "pas lire couramment les textes, la ponctuation ne va pas être mise là où il faut. Il accroche dans les mots; ça la (me) décourage de voir ça ". Une contradiction entre les définitions sur la lecture apparaît plus évidente quand elle fait le lien entre ce qu’elle voudrait entendre de la lecture lue par ses enfants et ce qu’ils sont capables de produire effectivement. Autrement dit, le projet, du moins au niveau du C.P., pour la maîtresse, s’oriente vers le sens, la compréhension de textes et non obligatoirement vers une lecture à haute voix ; cette forme de lecture requiert d'autres compétences - contrôle de ses émotions, écoute du public, respect des respirations du texte, intonnations etc..- qui ne sont pas à la portée de tous les enfants de C.P.. Le projet de la lecture et de son apprentissage ou du moins la représentation que la mère se fait de celui-ci passe par l’oralisation du texte 754 . Deux conceptions opposées ( de bas en haut 755 et de haut en bas 756 ) sont présentées à l’enfant avec détermination, la première étant pour la mère beaucoup plus logique que la première. Il n’est donc pas possible pour l’enfant de choisir l’un ou l’autre modèle ayant chacun leurs cohérences théoriques, puisque la mère crée une opposition de faits, tant au niveau de l'efficience de la méthode qu’au niveau de la compétence de l’enseignante. L’enfant est plongé malgré elle dans un dilemme.

Pourtant, il semblerait qu’elle ait bénéficié très tôt de la découverte de l’objet livre. Cela dit, il nous faut distinguer le fait d’être en contact des livres et celui d’être initié naturellement à l’acte de lire. De quelles façons a-t-elle pu bénéficier de ses deux niveaux ? Les contradictions du discours de Madame Meaurou ne donnent pas une homogénéité du suivi "lectoral" tant au niveau du contact de l’enfant avec le livre que de l’initiation à l’acte de lire. Dans un premier temps, elle semble avoir découvert le livre vers quatre ans, "quand ses frères faisaient leur lecture [où] elle l’a mise tout de suite". Comme nous savons que David et Jimmy ont eu du mal à apprendre à lire et que la mère se trouvait déjà en opposition avec la maîtresse, il est facile d’imaginer les scènes des leçons du soir après l’école, où Laëtitia assistait en spectatrice aux efforts de ses frères et à l’impatience et l’anxiété de sa mère. Inconsciemment, par mimétisme, Laëtitia peut reproduire ce qu’elle a vu des leçons du soir. De toute façon "le C.P., c’est lourd" ajoutera la mère, parallèlement, la fille dit "c’est dur maman" 757 . David, dès la maternelle a eu des problèmes 758 , il inversait les lettres ; le second marche très bien mais ne sait pas lire 759 et son orthographe pose des problèmes. Quant à la petite dernière, nous savons de quoi il en retourne puisque "l’évolution n’est pas énorme depuis le début du C.P. - l’entretien a été passé au mois d’avril -". La cause de ces difficultés est ancrée dans les enfants ; "ils ont un problème de direction dans l’espace" conclut la maman. Les aides orthophonique, psychologique et psychométrique n’ont rien apporté à David. Il est hors de question de réitérer avec Laëtitia le même parcours. Seule la kinésiologie rééducative 760 a porté ses fruits auprès du premier, "ça lui a fait énormément de bien, ça a été un déblocage". Elle envisage d’entreprendre la même démarche si les difficultés de la dernière persistent.

Qu’en est-il maintenant des premiers contacts avec le signe graphique pour Laëtitia ? Madame Meaurou ne nous parle de lecture qu’en termes d’apprentissage et ne construit aucun lien entre l’initiation au livre et les techniques d’apprentissage. Nous ne saurons pas exactement quand a commencé cette découverte du livre. Dans son discours confus, trois niveaux de lecture apparaissent. Tout d’abord, nous savons qu’elle essaie 761 de prendre du temps ; le fait de raconter une histoire n’est donc pas régulier et naturel ; il est conditionnel puisque elle aura le temps de raconter une histoire que lorsque les enfants seront couchés à huit heures. Ensuite, à qui la raconte-t-elle ? Aux trois enfants à la fois qui ont, vu leurs âges différents, des centres d’intérêts et des niveaux radicalement différents ? Enfin, quand elle n’a pas le temps pour l’histoire du soir, c’est "quelque fois le frère qui raconte. Le grand frère lit l’histoire à sa soeur". Lorsqu’elle nous dit auparavant que la qualité de narration de ses grands garçons laisse à désirer, on peut comprendre que le degré d’écoute chez la petite soeur en souffrira également. En effet, pour comprendre la signification d’un texte mal lu, il est nécessaire de le reconstruire mentalement. On imagine la difficulté pour un débutant-lecteur. La logique du discours de Madame Meaurou ne tient pas et ne peut nous satisfaire.

Qu’en est il de la consistance des textes lus par la mère? L’histoire se transforme parfois en leçon de déchiffrage 762 . "Petit Ours brun" en aurait la préférence car le texte est court et les inférences entre image et écrit sont faciles puisque l’action décrite est tout de suite repérable sur l’image. Les contes traditionnels seront pris par Laëtitia lorsqu’elle va à la bibliothèque sous le contrôle attentif de la maman qui choisit au besoin le "bon" livre pour son enfant. "MARTINE", "PETIT OURS BRUN", "Sylvain Sylvette" seront les livres vedettes qui sont également beaucoup appréciés par la mère. Ne retrouve-t-elle pas une partie de son enfance ? Les trois livres de contes magnifiquement illustrés offert par la marraine de l’enfant à Noël "seront ramassés" et la maman les ressortira à un moment ou à un autre. Ces trois livres n’étant pas directement à la portée de l’enfant alors qu’ils lui appartiennent pose question quant à l’autonomie que peut avoir cette dernière par rapport à ses propres livres ? Ils sont effectivement beaux mais n’y a -t-il pas de la part de cette maman une certaine sacralisation du beau livre que l’on ne doit pas abîmer ? Elle lui en enlève quelque part la propriété. D’ailleurs, tout en nous faisant admirer un de ces ouvrages, elle nous montrera un livre de la collection "PETIT OURS BRUN", en disant "ça , c’est à elle", comme si les autres ne lui appartenait pas. A tort ou à raison, il semblerait qu’il y ait une arrière pensée de rentabilité d’apprentissage ne pouvant donner à l’enfant le goût de lire et encore moins l’autonomie.

Quant aux jeux, ils ont bien leur place dans la famille où les enfants jouent aux cartes et autres jeux de société. Laëtitia aime y participer. "Elle joue au huit américain, à la vache et elle connaît. Elle a appris avec son arrière grand-mère et je peux vous dire qu’elle connaît. Vous pouvez jouer avec elle!" dit-elle fièrement. C’est donc bien une enfant qui possède un niveau d’abstraction et de conceptualisation 763 certain. La mère ne l’a pas initiée ; ses frères et ses mamies s’en sont chargés : "Elle n’a pas besoin ni de papa ni de maman pour jouer et au jeu de dames aussi". Et c’est uniquement pour jouer en famille que le père entre en scène 764 dans les activités des enfants ; on comprend mieux son absence lors de l’entretien. Nous saurons de lui qu’il ne lit que pendant les vacances parce "qu’ils suppriment la télévision". Autrement dit, ils ne l’emmènent pas avec eux en vacances.

Différents obstacles à l’éclosion de la lecture sont présents dans le parcours de débutant-lecteur que doit effectuer Laëtitia. Sa maman ne la rassure pas avec les propos 765 qu’elle tient parfois devant elle. Ensuite, l’histoire du soir que d’aucun raconte pour le plaisir de lire, pour l’enchantement de l’écoute est dévoyée en étant transformée en mini leçons de lecture ne correspondant pas forcément au niveau d’intérêt de l’enfant. Elle sert de contrôle ou de soutien à l’apprentissage de la lecture et n'est pas gratuite. Globalement, les moyens mis en oeuvre manquent de cohérence ; ils sont pourtant bien présents mais sous une forme diffuse ou exagérée. Les contradictions et les oppositions de méthodes n’arrangent rien à la situation pédagogique de l’enfant qui possède un niveau intellectuel et des capacités lui permettant de lire comme un autre enfant. Comment peut-elle actuellement se faire un projet de sens qui animera ses évocations mentales autour de l’apprentissage de la lecture ? "L’essentiel n’est-il pas que le geste de projet de retrouver demeure ouvert et porte le sens de ses avenirs, tant avec le mot qu’on se dit, qu’avec des images visuelles qu’on se donne où ces avenirs sont esquissés dans leur représentation ?". 766 L’enfant ne peut assurer un statut solide aux différents éléments que comporte l’acte de la lecture car la perception qu’elle en a est floue. Le projet de sens qui est une structure implicite visant à évoquer le perçu ne peut pour le moment s’installer.

Nous ne pouvons pas dire que madame Meaurou ne s’occupe pas de l’apprentissage de la lecture de sa fille. Elle s’en occuperait peut-être trop et à mauvais escient. Elle a bien sa part active dans cette apprentissage. La mère reste dans une logique "entrepreneuriale" 767 originale en monopolisant tous les rôles (de la mère à la maîtresse en passant par l’orthophoniste 768 ), et fait en quelque sorte de l’acharnement pédagogique auprès de sa fille. Attachée à une conception traditionnelle de l'apprentissage de la lecture, elle se met en opposition avec la maîtresse. Ballottée entre deux conceptions (n'ayant pour la mère aucun point de convergence) l'enfant n'en retire aucun bénéfice. Dans de telles circonstances, la médiation parentale se trouve en contradiction avec les pratiques pédagogiques scolaires tant sur le fond que sur la forme. Prenant en compte la maturité cognitive de l'enfant et sa sensibilité affective considérant l'adulte comme protecteur et modèle, on peut comprendre que cette opposition, entre deux adultes "aimés" et de référence concernant l'apprentissage de la lecture, puisse entraîner des difficultés de repérage psycho et socioaffectifs. Par conséquent, comme tout apprentissage est socialisé et que de surcroît la lecture est un acte social, la médiation parentale, telle qu'elle se présente dans cette famille n'est pas efficiente.

La visualisation des critères de médiation 769 illustre à sa manière que le projet de sens parental n'est pas congruent. La médiation que ces parents offrent à leur enfant, et notamment la mère, est tronquée puisque l'exclusivité de l'acte de lire est considérée comme un apprentissage scolaire sans qu'il y ait réellement de lien avec le vécu culturel de l'enfant.

Notes
753.

« .. Je suis très sceptique sur la méthode de lecture de la maîtresse et d’ailleurs elle le sait... »

754.

« ...Mais je n’appelle pas ça lire couramment, les textes, la ponctuation ne va pas être mise là où il faut. Il accroche dans les mots (soupir) ça me décourage de voir ça.... »

755.

Cette conception "suppose une démarche linéaire et hiérarchisée du lecteur allant des processus psychiques primaires (perception des signes graphiques et ensuite leur assemblage) à des processus cognitifs supérieurs (production de sens)." CHAUVEAU (G.), ROGOVAS-CHAUVEAU (E), les processus interactifs dans le savoir-lire de base, Revue française de Pédagogie, N°90, Pg 23.

756.

Cette conception implique que "les processus mentaux supérieurs sont déterminants dans l’acte lexique : raisonnement, mobilisation de connaissances, anticipation sémantique, utilisation du contexte, formulation d’hypothèse". Op. Cit. Pg 24

757.

Propos apportés par la mère

758.

« ... Ah je peux vous dire que c’est un gros problème avec mon aîné, j’ai eu des gros gros problèmes jusque en CM2 je dois dire. Problème droite gauche en fait au niveau des yeux, il était d’une façon et les mains d’une autre façon et c’est vrai que bon avec leur méthode[...] J’ai dit aux maîtresses, vous faites attention au niveau des inversements parce que j’ai dit y’a un problème donc, il faut faire attention dès le départ....»

759.

".mon deuxième qui marche très très bien [...] Il accroche dans les mots (soupir) ça me décourage de voir ça...."

760.

Méthode Américaine qui prend en compte des éléments kinesthésiques pour corriger des déviances intellectuelles. Voir ce sujet, DENNISON, (P.) .-Kinésiologie, le plaisir d'apprendre.- le souffle d'Or, 1990 166 pages

761.

E Vous prenez un temps pour elle tous les soirs pour lire une histoire ? — M Ah oui, j’essaie, si je peux j’essaie de prendre un temps.

762.

« ...C’est l’histoire de petits ours qui partent en vacances avec papa maman et les grands-parents, alors, on l’avait déjà lu un moment. Donc là, je lui ai fait lire le premier paragraphe et puis après je lui ai lu le reste. Je lui dis, tu vois demain soir, on reprendra le livre et puis tu liras un deuxième paragraphe. Et je te lirai encore l’histoire et petit à petit. Quand elle connaît l’histoire, pour elle c’est plus facile parce que bon entre la mémoire, le texte et tout... »

763.

« ... Le jeu de « Belote » qui est un jeu tactique, ça y est, ils ont compris. Mais Laëtitia à son âge, c’est vrai que ça épate beaucoup de gens qu’elle joue aux cartes comme elle le fait.... »

764.

E C’est vous qui allez à la bibliothèque ? (Sous-entendu pour le père). — M Ah oui ! oui ! oui !

E Et au niveau des histoires que vous racontez, c’est vous également ? — M Oui. — E Votre mari participe ? —M Non. Mon mari, il est pour jouer, pour... oui, au niveau école et lecture non. Ça lui arrive de lire parce que bon ils demandent, si maman n’est pas là, c’est lui qui lit mais bon c’est pas souvent.

765.

  « ... Bon, je lui dis, c’est pas possible, tu as régressé depuis le CP... »

766.

De la GARANDERIE,(A.).- Pédagogie des moyens d’apprendre.- Paris, le Centurion, 1982, Pg 24

767.

Cf. le tableau regroupant la typologie des familles au chapitre 3 TOME I

768.

« ... J’avais, comme j’avais été chez l’orthophoniste, maintenant j’avais des techniques, j’ai dit de toute façon, elle n’ira pas chez l’orthophoniste, on est bien d’accord. J’ai dit pour moi, l’orthophoniste, je suis contre, et la maîtresse le savait parce que j’ai eu tant de problèmes avec David et ça n’a pas avancé. J’ai dit moi, je vais reprendre à la maison, je suis là, je sais m’en occuper. Alors le « b » et le « d » par contre, j’avais appris le « b » c’est la maman qui attend le bébé, et le « d », c’est le monsieur qui a une bosse, c’est un bossu. Bon, il y a une petite chose comme ça que je lui repère, le « m », il a trois ponts et le « n » n’a qu’un pont... »

769.

.. Les critères N° 4 et N° 13 ne sont pas suffisamment explicites pour être retenus et visualisés.