Analyse. La famille LOIRAIN : L’apprentissage de la lecture s’établit par un minimum de convergence entre la représentation initiale de la famille et celle véhiculée à l’école.

‘"... Moi, je pensais qu’il y avait qu’une seule façon de lire et d’écrire..."’

Résultats au E 20 : Note Générale: 4 - Nlg : 2- Nlf: 2 - D.A. : 0 - Tps: non terminé

Les enfants : Yoann (6 ans), Amélie (8 ans)

Le père : Il est technicien en peinture, travaille 40 h/semaine. Titulaire d’un C.A.P de cuisinier, né en 1968

La mère : Elle est vendeuse dans un magasin où elle travaille à mi-temps. Titulaire d’un Bac de gestion. née en 1966

Divers : Salaire mensuel est entre 6 000 et 15 000 francs

Les deux parents nous attendaient dans leur petite maison à étage dont ils sont locataires depuis peu. Entourée de verdure, elle se trouve au fond d’un cul de sac, pris en étau entre une voie ferrée industrielle et une voie expresse. Pendant une heure, assis autour d'une table, nous nous sommes entretenus avec les deux parents dans une petite pièce sombre leur servant de salle à manger. Tous les deux montrèrent un intérêt non dissimulé aux questions posées et l’ambiance sera courtoise, riche et chaleureuse. Chacun des deux époux s’exprimera équitablement sans que jamais l’un ou l’autre ne soit en contradiction avec son conjoint, le discours de l’un complétant l’autre.

Ils sont bien d’accord pour dire tous les deux que l’apprentissage de la lecture commence par une invitation à l’écrit par des contacts précoces avec le livre : "le soir, quand ils sont tout petits, tous les soirs, c’est une petite lecture. Petit à petit... au départ on leur montre les images, évidemment, ils ne comprennent pas les mots, après on essaye d’associer les images et les mots. C’est un travail de longue haleine. Ça commence à 2 - 3 ans qu’on leur fait des petites lectures le soir ». Et aux dires de la maman " tous les soirs ou alors même des fois sans livre, ils avaient envie qu’on leur raconte une histoire et dans leur tête ... là y’avait pas d’images, y’avait rien, c’était à eux de faire travailler leur imagination". Et ce n’est pas parce que la plus grande sait lire que les parents ne lui racontent pas d’histoires. Un petit quart d’heure journalier était et est encore aujourd’hui consacré au conte lu. Un dialogue s’établit d’ailleurs entre enfants et parents quand "il y a des choses qui n’ont pas été comprises". La maman est allée même jusqu’à faire un "petit questionnaire [...] pour voir s’ils avaient bien enregistré, bien écouté". Yoann et Amélie sont donc bien entourés de livres. Ils semblent les côtoyer depuis longtemps 770 et à écouter leurs parents, ils n’en sont pas dépourvus. Tous les genres sont admis dans le foyer et le père, ayant gardé les livres de son adolescence, leur donnera un peu plus tard 771 . Ce ne sont pas des enfants qui côtoient la bibliothèque de la ville ; celle de l’école leur suffit. Ils ne sont pas, non plus, abonnés à une revue de la presse enfantine, la mère en revanche " en prend de temps en temps". Le budget familial ne le permet pas; " ça coûte trop cher " dira le père .

Apparemment, nous sommes dans un contexte favorable à l’éclosion de la lecture. Ces parents ont compris que lire n’était pas seulement l’affaire de l’école, la famille ayant un rôle incontournable dans cette initiation. Nous notons, au fil du discours, que le père est un lecteur assidu ; il a d’ailleurs "conservé tous [ses]livres de bibliothèques rose et verte". La mère, quant à elle, vu le côté obligatoire des lectures pendant sa propre scolarité, s’est détournée du livre. Cela ne l’empêche pas de s’intéresser à des questions importantes qu’elle se pose, par exemple sur "l’éducation des enfants" et de trouver des réponses dans des revues de vulgarisation scientifique ; c’est ce que l’on peut supposer en entendant le discours de la mère. Le dialogue est ouvert et une certaine liberté de parole transparaît ; il n’y a pas entre parents et enfants de questions tabous qui ne puissent être traitées. Nous constatons, dans la parole livrée, qu’une certaine harmonie règne dans cette famille ; les parents prennent du temps avec leurs enfants pour le travail scolaire ; la mère reste avec Yoann pour qu’il puisse réaliser ses exercices journaliers : "il est hors de question qu’il les fasse tout seul". Ils partagent avec eux des moments de jeux, la poupée, les voitures où "ils vont simplement s’amuser , sans réfléchir". "[ils] essayent de les amener petit à petit aux jeux de société, aux jeux de réflexion". Quant à la télévision, ils la regardent assez régulièrement au retour de l’école avant de se mettre à leur travail scolaire. Même s’ils s’en défendent et qu’ils respectent une certaine hygiène 772 de vie, les parents, tout en régulant et contrôlant ce qui est visionné, lui laissent une place non négligeable.

Après ce qui vient d’être décrit, toutes les attitudes sont présentes pour que Yoann devienne un bon débutant-lecteur. Et pourtant, il est en difficulté lors du passage de l’épreuve E20 et à entendre les parents, il l’est également en classe. Alors quels sont les éléments du discours des parents qui peuvent donner sens à ces difficultés ? En d’autres termes, comment comprendre que Yoann se trouve en difficulté alors que les parents semblent avoir mis l’enfant dans de bonnes conditions d’élaboration de l’apprentissage de l'acte lexique ?

Avant de chercher à comprendre ce qui pourrait être à la genèse des difficultés, regardons de plus près les résultats de l’enfant à l’épreuve du E 20. Il fait bien partie des enfants se trouvant au dessous de l’écart-type, c’est à ce titre qu’il a été retenu. Toutefois, nous notons que sa note globale de 4 points est proche de l’écart type (X-ET = 4,1). L’enfant pêche dans les images à contenus "imageables" où il est pratiquement à 8 points au dessous de (X-ET). Par contre, il obtient une note de 2 en NLF ( Image a contenu inférentiel) le situant dans l’écart-type (X-ET= 0,2). Lors de la passation de l’épreuve, l’observation de l’enfant indique qu’il est allé au W-C. au bout de 20 minutes et qu’il n’a pas fini son travail au bout de 35 minutes. L’enfant s’est montré anxieux pendant la passation et seulement 7 planches sur 20 ont été cochées. Nous ne pouvons pas dire que cet enfant est en échec devant l’apprentissage de la lecture. Il est simplement mal à l’aise devant ce genre d’épreuve et n’a pas suffisamment automatisé 773 les tâches à effectuer pour réussir. Nouveauté de l’épreuve, difficulté dans la genèse de l’apprentissage de la lecture, et fragilité de l’enfant due à sa propre histoire sont, semble-t-il, des éléments le gênant. Cherchons maintenant à comprendre les éléments qui sont à la genèse de ses difficultés.

En se rapportant à l’entretien, il semblerait en effet que la représentation parentale de l’apprentissage de la lecture et la méthode utilisée par l’école concourent, entre autre, aux difficultés de démarrage de l’enfant. Les parents n’oseront pas dire qu’ils "sont un peu perdus avec cette méthode mais restent étonnés". En effet, ils ne la comprennent pas et ce sera le père qui le dira un peu plus tard avec véhémence "qu’une méthode (le /B/ /A/ /BA/) qui a fait ses preuves depuis des lustres" soit en quelque sorte balayée "du jour au lendemain  [...] par un méthode qui casse un peu tout". Ainsi, dans ses propos, il réduira la méthode utilisée : "c’est la méthode globale, c’est mémoriser, mémoriser des mots. Mémoriser les mots, je trouve ça un peu ridicule, je n’arrive pas à comprendre, je trouve ça un peu absurde". Pour les deux parents, le point de départ "c’est la découverte des lettres avant tout [...] les syllabes, les sons; savoir les décomposer. On apprend comme ça, savoir écrire chaque lettre, après, les décomposer puis les associer". Et, le tout début de l’apprentissage de la lecture, même s’ils sont conscients que l’enfant visualise des mots lors de la lecture du soir, ils ne comprennent pas pour autant que l'enfant ne fasse pas d'exercices lui permetant d'apprendre lettres, sons et syllabes :"c’est vraiment au C.P. qu'on commence à décomposer ses mots, à connaître les lettres, à connaître les sons". La comparaison avec l’apprentissage de la lecture de la soeur a renforcé cette prise de position : "Qu’est ce que c’est cette méthode, on n’a pas du tout les mêmes devoirs le soir, je travaillais beaucoup plus, c’est pas normal". Les propos 774 de la grande soeur tenus devant le petit frère bien hésitant face à sa leçon de lecture du soir n’ont rien qui peut le rassurer, bien au contraire. "Pour l’aider à évoluer plus vite", les parents, comme ils le disent, "ont eu tendance à associer une méthode classique", où il fallait décomposer les mots, à celle préconisée par l'école devant s'apparenter à la méthode feuilleton 775 .

Yoann a donc vécu la contradiction de deux cultures d’apprentissage de la lecture véhiculées d’une part par l’école et d’autre part par la famille. La première est de nature idéo-visuelle et ne prend donc pas appui sur la lecture-déchiffrement. La seconde, dans les propos des parents, est de nature synthétique. Leur prise de position critique à l’égard de la méthode utilisée à l’école n’a rien arrangé ; l’enfant a été déstabilisé et a perdu confiance. A la fin d’année, même si la critique reste entière à l’égard de la méthode, les parents prennent du recul et se rendent compte que ce "n’était pas ce qu’il fallait faire. Il a été beaucoup découragé dès le début,[l’enfant] disait "moi, je n’arrive pas à lire [alors] qu’Amélie savait lire depuis longtemp". Le tort qu’on a eu, c’est qu’on avait tendance à le dire devant eux [...]. A force de l’entendre, il s’est dit, c’est normal, je n’y arriverai pas, c’est pas bien cette méthode". En cette fin d’année, le discours devant l’enfant a changé. "Maintenant, on lui dit [...] c’est très bien ta méthode, on a discuté avec ton instituteur, mais c’est beaucoup plus long que ta soeur, tu sauras super bien lire. Maintenant, il a confiance en lui [...] nous, on voit que ça se passe bien aussi, il a confiance, ça l’intéresse plus".

Les attitudes familiales, pour la réussite de l'enfant, sont apparemment présentes pour que maintenant, il n’y ait aucun problème particulier au niveau de l’apprentissage. Cependant, on peut noter deux facteurs réduisant la progression de l'enfant. La contradiction décrite ci-dessus et la rupture de sens entre écrits scolaires et écrits extra-scolaires. En effet, dans la représentation des parents, l'enfant commence son apprentissage de la lecture dès l’entrée au C.P. comme si la période de sensibilisation, appelée apprentissage de l'acte lexique, (découverte du livre au travers des contes lus, invitation aux dessins et aux premiers graphismes, etc.) était déconnectée de l’apprentissage formel de la lecture. En d'autres termes, il n’existerait pas de liens structurels explicites, du moins dans le discours des parents, entre le fait d’intéresser l’enfant au livre et l’apprentissage de la lecture. Autrement dit, il y a comme une sorte d’opposition ou de rupture entre la mécanique de l’apprentissage et la lecture, le goût de lire créant une indépendance entre les deux.

Il y a bien médiation de l’acte de lire. En ce sens, les parents sont à la fois conscients de la portée de l’acte de lire et actifs par des moyens concrets favorisant cette appropriation. L’enfant, malgré la difficulté, est volontaire pour réussir, l’acte de lire a pour lui une signification, un sens fondamental. Et c’est peut être pour cela qu’il est désolé de ne pas pour pouvoir y arriver comme les autres. Il est bien en projet de fin. Malheureusement, les moyens mis en oeuvre simplement au niveau de l’apprentissage formel à l’école entrent en contradiction avec la représentation parentale, entamant le crédit que les parents pouvaient porter à l’école. L’un des vecteurs de la médiation, la confiance, n’était plus. Il faudra du temps et un changement dans le discours des parents pour que l’enfant reprenne confiance dans sa capacité à vouloir devenir lecteur. Pour éviter de genre de méprise, il est vital que les parents soient informés 776 au maximum de ce qu’on attend d'eux et qu’en retour, l’école leur donne tous les éléments de la démarche qu'elle entreprend. Cette information a essentiellement pour but de coordonner les représentations mentales de tout à chacun, parents comme enfants, avec la manière dont celle-ci est effectivement opérationnalisée en classe. Un déficit d’information peut occasionner des incompréhensions mutuelles entachant la progression de l’enfant. Depuis, l'enfant a fait son entrée en CE1 où il progresse notablement dans tous les domaines. 777

Comme on a pu le voir, cette famille a des attentes correspondant à leur propre vécu scolaire. En cela, ils ont une attitude "conformiste" 778 . Cependant, les parents sursoient à ce manque de repères en présentant à leur enfant une autre démarche qui pense en opposition alors qu'elle aurait pu être présentée comme un complément. Dès lors, on peut esquisser une réponse quant à la difficulté relative de l'enfant. Les gestes de médiation, qui pour la plupart d'entre eux, ont un niveau de résolution important ne peuvent pas directement contribuer à sa réussite parce qu'il est prisonnier des contradictions cognitives invonlontaires des adultes ; perdant confiance, les facteurs émotionnels l'envahissent réduisant son investissement intellectuel.

Notes
770.

. « ...Je pense qu’il ne faut pas les obliger à lire si ils n’ont pas envie de lire. Il faut quand même essayer de les motiver par rapport à ça. Leur donner envie. Ça, ça commence très tôt. Si on s’y prend trop tard pour essayer de les motiver pour la lecture, je pense que qu’on arrivera à beaucoup moins de choses. Donc cela commence très très tôt. Je pense que ça, ça un apport bénéfique pour le reste, les motiver à lire... ».

771.

  « ...ils auront de la lecture par la suite... ».

772.

« à 8 heures, ils sont couchés »

773.

NICOLSON, (R.I.), FAWCETT (A.J).,- Automaticity : A framwork for dyslexia reseach ? Cognition, 35 , 1990, pg 159-182

774.

Ces propos sont rapportés par la mère puisque l’enfant n’était pas présente lors de l’entretien.

775.

BEAUME,(R.). - La méthode feuilleton .- Retz, 1985

776.

« ...C’est vrai qu’on était même pas au courant qu’il y avait une autre méthode. Pour nous c’était la méthode classique, point final... »

777.

..Les critères N° 4 et N° 7 ne sont pas suffisamment explicites pour être retenus et visualisés.

778.

Cf. tableau reprenant la typologie des différentes tendances au chapitre 3 TOME I.