Analyse. La famille HERNOU : L’apprentissage de lecture est uniquement l’affaire de l’école

‘"...C’est plus à l’école de leur faire apprendre la lecture que nous.."’

Résultats au E 20 : Note Générale: 1 - Nlg : 1 - Nlf : 0 - D.A. :15 - Tps : 35 min.

Les enfants : Johnny 13 ans ( d’un autre père), Eugénie 10 ans, Dany 6 ans

Le père: Soudeur, titulaire d’aucun diplôme et né en 1962. Il travaille de nuit.

La mère: Elle est mère au foyer et n’a jamais exercé de profession. Née en 1966

Divers: Revenu mensuel entre 6000 et 15 000 frcs.

Madame Hernou a longtemps hésité avant d’accepter l’entretien qui se déroula à l’école où le directeur nous proposa une salle la plus neutre possible - salle appelée ludothèque -. Suivant les conseils de son mari, elle ne voulait pas que cela se passe chez elle, trop peur sans doute d’avoir à faire plus à un démarcheur commercial qu’à une personne faisant une recherche sur un sujet dont elle ne maîtrisait ni les tenants ni les aboutissants. Elle a été très impressionnée par le magnétophone et n’ayant pas toujours les mots pour dire, des rires ponctueront son discours montrant une certaine gêne présente tout le long de l’entretien. Ces réponses sont courtes et son discours est ramassé ne cherchant en aucune façon à esquiver les questions ; un parlé sincère, sans masque. Ce n’est qu’à la fin de l’entretien qu’elle s’excusera en disant qu'elle aurait pu nous recevoir chez elle.

Dany est le deuxième 779 enfant de la famille, sa soeur "a 10 ans". Elle est présente dans le discours de la mère comme quelqu’un de proche de son petit frère : "elle est beaucoup derrière [son petit frère], donc, elle adore s’occuper de lui,[..] donc si vous voulez aller par là, j’ai pas vraiment besoin de m’occuper de lui pour question jeu".Cela est vrai aussi pour le contact avec le livre : "quand Dany, il a envie que Eugénie sa soeur lui lit une histoire, elle lui dit, quoi". Ils sont très proches à tel point que nous pouvons nous demander si Eugénie 780 ne se substitue pas à la maman."[Elle.] l’aide beaucoup" dira-t-elle. Quant à la mère, elle a commencé très tard à lui raconter des histoires et cela semble davantage vécu comme une contrainte : "fallait pas trop les bourrer [...] parce qu’ils en ont marre. C’est vrai, ça doit être rasant, ils pensent à jouer à cet âge là donc". Dans son discours, elle continue à lui lire des histoires au moment de notre rencontre. Néanmoins, il y a une certaine confusion entre le fait de raconter une histoire pour le plaisir, l’émotion partagée, et le travail de lecture à proprement parler 781 . Les histoires qu’on raconte à l'enfant sont transformées quelque peu en leçon. Le rapport de sens est donc dénaturé, tronqué 782 et enlève tout le piment narratif de l’histoire. Seule, Eugénie narrerait les histoires spontanément sans prêter attention aux compétences "lectorales" de son frère 783 . Madame Hernou ne pourra pas nous dire avec précision le ou les titres qu'elle a lus dernièrement à son enfant. Ne faisant pas partie de ses habitudes, elle ne peut pas consacrer du temps à ce genre de relation originale car elle n'en comprend pas forcément le sens. De ce fait, elle n'y attache pas d'importance et ne voit peut-être pas le lien existant avec l'apprentissage de la lecture. La quantité de livres à la maison, "une quinzaine environ", renforce cette interprétation et tout laisse supposer que le contact avec le livre reste épisodique. Son manque de temps est aussi évoqué à plusieurs reprises, l’empêchant de raconter des histoires aux enfants, de les écouter, trop préoccupée par autre chose. Par ailleurs, le livre a un statut particulier dans cette famille. Nous apprendrons qu’il y a bien un dictionnaire illustré et une encyclopédie. Mais, cette dernière ne se trouve pas à la maison ; "Elle est restée chez [sa] mère". Madame Hernou a bien conscience "qu’elle serait mieux à la maison mais [sa] mère ne veut pas la lui donner [...] de peur que [ sa fille] l’abîme ou que les enfants l’abîment". De peur que telle ou telle page soit écornée, l'encyclopédie, représentant la connaissance du monde symbolisé, reste, dès lors, hors de portée des enfants et même des adultes.

La relation aux livres ne semble pas être un élément important dans la vie culturelle de l’enfant et de la famille. Nous le verrons plus tard pour le père. Quant à la mère, elle semble aimer lire, mais on se demande, dans un petit lapsus 784 , si elle ne préfère pas davantage la télévision. Emprunte-t-elle ou achète-t-elle des films ? Ce lapsus nous laissera dans le doute. Qu’importe! Non seulement, nous apprenons qu’il y a peu de livres, mais également peu de contact culturel avec lui ; il n’y aura aucune allusion aux livres de la bibliothèque de l’école empruntés par l’enfant ni même à la médiathèque de la ville qui offre de nombreuses animations autour du livre. L’apprentissage de la lecture se résume donc à "la combinaison des lettres [...] la découverte des mots". Et le début réel se situe au "C.P. [voire] en grande section où il commence déjà à faire quelques mots". Cependant, tout en pressentant que les trois années de maternelle offrent à l’enfant des éléments de connaissances - elle ne semble pas très convaincue - toutes les découvertes faites sont mises tout de même au rang du jeu et de l’amusement. "C’est plutôt jouer; la petite section et tout ce qui s’en suit, c’est plutôt jouer" pense-t-elle. L’essentiel se passe au C.P. comme si du jour au lendemain l’enfant était grand et qu’il pouvait sans base préalable aborder l’apprentissage de la lecture. Ces quelques éléments du discours de la mère montrent que nous sommes en présence d’un rapport uniquement mécaniste au niveau de la lecture et que l’enfant n’est pas considéré comme un être en perpétuelle évolution dans le temps depuis son plus jeune âge. L'enfant passerait d'un état bébé (de 0 à 5 ans) pour arriver d'un seul coup à un état d'enfant (à ses 6 ans) ; il serait enfin devenu mûr pour être enfant. Pour Madame Hernou, Dany n'a pas encore passer le cap ; il "n’est pas encore mûr, mûr, mûr pour son âge".

L’apprentissage de la lecture commence donc pour elle par le déchiffrage en C.P.. Sa culture scolaire concernant ce sujet se trouve par conséquent en opposition avec celle de l’école proposant une méthode dont les fondements théoriques reposent sur une conception idéo-visuelle 785 . Voyant son enfant en difficulté, "[elle] essaie de lui apprendre d’une autre manière la lecture". Elle ne peut faire que ce qu'elle connaît ; elle utilisera le /B/ /A/ /BA/ ; elle ne peut pas apporter autre chose à son enfant car elle ne comprend pas le lien existant entre le fait de lui lire des histoires et l'apprentissage de la lecture. Tout en parant à son angoisse de mère, elle se réfugie dans sa propre conception car c'est la meilleure façon pour elle de faire du sens ; apprendre à lire, c'est assembler des lettres pour constituer des sons puis des mots. Elle est très loin des élaborations d'hypothèses, de la constitution d'un capital-mots qui n'a aucune signification. C'est en ce sens, ne répondant pas à sa propre conception qu'elle se fait de l'apprentissage de la lecture, qu'elle responsabilise l’école quand elle dit "pour moi, c’est plus l’école qui serait... enfin je ne sais pas comment dire .... [...], c’est plus à elle de leur faire apprendre que nous ". Tout en montrant un peu son désaccord avec l'école et percevant sans doute les limites de ses actions, elle s'en remettra aux professionnels. Il semblerait que l'apprentissage de la lecture et la pratique à l'école lui échappent complètement.

Elle est la seule à porter cette réflexion. Le père semble absent de la scène familiale et le peu de temps dont il dispose, aux dires 786 de la mère, il ne le prend pas pour ses enfants. La mère lui trouve peut-être une excuse en disant "qu’il aime bien se relaxer avant d’aller au boulot". Et si « Dany demande [ à son père], si le mot ou quoi, il fait le même système que moi en fait. Mais spécialement... c’est plutôt moi qui m’en occupe que mon mari". Il n’est pas avare d’un renseignement mais ne doit pas suivre régulièrement la scolarité de son enfant. Nous saurons aussi que ce n’est pas non plus un lecteur assidu même si sa préférence se tourne vers les bandes dessinées d’Uderzo et Gosciny.

Il est rapide de dire que l’enfant est en échec vis à vis de la lecture parce que le milieu n’est pas porteur ou qu’il n’a pas les moyens de lui offrir ce nouveau moyen de communication. Tout au long de l’entretien, nous sentions bien la difficulté de langage de la mère pour exprimer son opinion. Le rapport à l'écrit (aux écrits) que tisse cette famille est sans doute confus manquant de repères rénovés. La médiation parentale en faveur de l'acte lexique sera par conséquent limitée car les parents eux-mêmes (dans ce cas précis) ne perçoivent pas tous les enjeux sociaux d'une bonne maîtrise de l'écrit. Dépourvus de ce sens et des projets de sens qui peuvent s'y greffer, Madame Hernou ne peut pas mettre en place les moyens indispensables à l’éveil de la conscience du sens de l’acte de lire. Elle se limite pour l'instant à l'apprentissage du code ; il n'y a que cela qui semble faire du sens. Pourquoi lire ? Pour quoi et pour qui lire ? Ces questions entraînent indubitablement un rapport de sens avec le support linguistique, les signes graphiques et le sens même du message communiqué. Il est un rapport au temps, à l’espace et à l'autre et le débutant-lecteur sans cet équipement implicite culturel ne peut pas construire ses habiletés lectorales ; le rapport mécaniste que lui offre le code ne suffise plus pour appréhender l'acte lexique dans toute sa plénitude.

Dany ne comprend pas le sens du sens de l’acte de lire ; sa famille ne peut lui donner toutes les clés de ce nouvel outil de communication. Par conséquent, apprendre à lire, pour lui, se résume à un mécano linguistique consistant à rassembler des lettres pour en faire des sons. Quelles représentations peut-il se faire dans des conditions aussi peu porteuses de sens ? Même la lecture de l'histoire (quand elle est effective) est transformée en leçon de lecture où la mère mettant le doigt sous les mots demande à l’enfant de lire pour que celui-ci intègre rapidement la lecture. Il n’y a pas plaisir de lire. L’enfant est dans une impasse. Seule l’école, sans la prise de conscience des parents, peut ouvrir l’enfant au sens. Elle est, pour le moment la seule à offrir une médiation au "lire" par l’enseignant qui la représente.

On ne saura pas grand chose de la leçon du soir, mais à l’écouter, nous sentons que l’enfant doit travailler seul avec une distance physique par rapport à l’adulte présent au moment du travail du soir : "je lui écris [ son mot à apprendre], puis le réécrit, enfin, il le mémorise, parce que je le laisse tout seul. Et après, un coup qu’il l’a mémorisé, il les réécrit tout seul sans regarder. Et après, il vient faire voir comment il écrit tout seul, quoi en fait ".

L’enfant a également le réflexe facile avec la télécommande de la télévision. Il aime consacrer du temps aux dessins animés le soir - estimé à 1 heure et demi par jour -. Le matin, juste avant d’aller à l’école, il la regarde même s’il le fait beaucoup moins maintenant 787 . Quoiqu’elle dira pour se justifier, Dany est un assidu des programmes pour enfant où il restera la plupart du temps seul face au petit écran. 788

Ses parents, par leur habitus culturel, limite la médiatisation de l’acte de lire et son sens même. L’enfant ne pourra s’approprier l’acte lexique que par des tiers. La visée traditionnelle, où la responsabilité 789 entière de l’apprentissage de la lecture repose quasi en permanence sur l’institution scolaire, n’est pas facilitateur. Il faudra donc que l’école assume pratiquement seule ce défi à moins d’offrir aux parents, ayant certainement souffert dans leur propre scolarité, sous une forme ou une autre, l’occasion de se réconcilier avec l’école et avec l'écrit.

Notes
779.

Il est le deuxième enfant du même père, mais a un demi-frère de 13 ans. C’est donc le troisième enfant de la mère.

780.

L’enfant a redoublé son C.P

781.

« ...Moi, je lis pas l’histoire si vous voulez aller par là du conte... l’histoire je ne la lis pas comme il faudrait en fait, romantique ou n’importe quoi. Je lui lis le mot par mot, donc pour lui c’est pas vraiment une histoire, c’est plutôt en fait de la lecture, mais bon il regarde les images et tout ça, bon il aime bien mais il faut pas que je lui fasse plusieurs fois.... »

782.

  « ...il regarde quand je lis car je mets le doigt sur chaque mot quoi. 

783.

M Oh bah oui. Oui, oui, il aime bien qu’on lui raconte des histoires et des fois même, je sais quand j’ouvre un livre, il me stoppe sur un mot qu'il connaît. Il me dit celui-là c’est un.. ou le mot qui connaît en fait. Et puis sa soeur lui fait de la lecture aussi donc... il aime bien. — E Comment est-ce que sa soeur lui fait la lecture ? Comment est-ce qu’elle s’y prend ? — M Elle lit, puis Dany il écoute et il regarde les images quoi........Que moi quand je lui lis sa lecture quand même je lui fais voir les mots. Donc.. mais ma fille, il sait pas ou est-ce qu’elle en est dans la lecture, il écoute puis c’est tout.... »

784.

« ...Mais je lis de tout de toute façon. J’ai pas de livres préférés. Je lis un peu de tout. [...].Parce que c’est pas des livres que j’achète c’est que j’emprunte. Bah ça dépend, soit j’achète des films de... des livres plutôt romantiques que je lirais moi. Bon c’est des livres d’adultes que je prends donc... »

785.

Voir dans chapitre N°5 les définitions des méthodes synthétiques et analytiques

786.

  « ...Je vais vous dire franchement, de toute façon il n'a pas le temps de toute manière parce qu’il travaille de nuit. Il s’en va à 6 heures moins le quart donc, ce qui fait qu’il rentre à 3 heures, 3 heures et ½ donc le temps qu’il se... parce il mange en arrivant et tout ça donc... il voit pas beaucoup les enfants en fait. Il les voit... il va les chercher à l’école, disons 5 heures moins le quart, il les voit qu’une heure bon en fait. Donc... »

787.

« ...Avant, bah je le laissais un peu. Bon quand il était en grande section je le laissais regarder tout ça quoi. Mais là je me suis dit qu’avant d’aller à l’école c’est pas trop bon de voir des dessins animés de violence et tout ça parce que c’est beaucoup ça.... »

788.

.. Les critères N°4 et N°13 ne sont pas suffisamment explicites pour être retenus et visualisés.

789.

E l’apprentissage de la lecture, pour vous , c’est l’affaire de l’école? — M Vous voulez dire , ça concerne plus l’école que moi, quoi en fait. Bah, oui parce qu’ils passent la journée à l’école. Donc pour moi c’est plus l’école qui serait... enfin je ne sais pas comment dire... C’est plus — E Responsable... — M Oui, dans un sens, oui. Ben nous on est responsable pour sa lecture le soir, mais c’est quand même le soir, mais.... disons, si vous voulez dire par là... je ne sais pas comment dire moi..