Analyse. La famille CHAVARD : L’apprentissage de la lecture repose sur la volonté d’apprendre de l’enfant

‘«On a beau lui mettre tout ce qu’il veut entre les mains s’il ne comprend pas qu’il faut apprendre, ben, il ne comprend pas »’
  • Résultats au E 20 : Note Générale 4 - Nlg : 3 - Nlf : 1 - D.A. : 9 - Tps :18 min.
  • Les enfants : Miguel (6 ans), Jean Mikaël (9 ans), Lucas (12 ans) en tutelle, Martial (13 ans) baptiste (15 ans)
  • Le père : Soudeur en Maçonnerie, né en 1958, titulaire du certificat d’étude, niveau C.A.P. soudeur. 39 heures par semaine
  • La mère : Cuisinière (100 repas journaliers) titulaire du BEPC, née en 1960 . 30 heures par semaine
  • Divers : Propriétaires depuis 12 ans, salaire mensuel de 15 000 francs

Seule, taillant la haie entourant sa petite maison basse entourée d’une pelouse entretenue, Madame Chavard nous attend. Elle nous fait entrer dans la salle à manger agrémentée de plantes vertes. Nous nous asseyons autour de la grande table de cette salle et l’entretien se déroule dans un climat d’écoute. A plusieurs reprises, elle regrettera l’absence de son mari.

D’emblée, elle nous parle de Miguel comme un enfant en difficulté scolaire ; n’ayant pas le niveau souhaité, il passe tout de même en CE1 mais, en fait, refera un C.P. aménagé. Son retard, qu’il accepte bien, est même l’occasion d’un lapsus de la part de la maman quand elle dit de lui "qu’il accepte son handicap". Elle semble désolée de ne pouvoir donner à ses enfants ce qu’elle voudrait donner : "c est agréable d’avoir un enfant qui veut apprendre. J’ai des enfants qui peuvent apprendre, mais ils ne veulent pas apprendre [...] Et je ne sais pas quoi faire". Tout au long de l’entretien, dans l’expression de cette femme, une certaine démission subsiste face à la confrontation des difficultés scolaires plus ou moins importantes de ses cinq enfants.

Elle a réussi à devenir cuisinière pour une centaine de couverts journaliers. Elle aurait aimer faire des études mais "[ses] parents [n’ayant] pas pu lui payer l’école [..] elle a toujours travaillé". C’est donc dans cet état d’esprit qu’elle rêve d’avoir des enfants qui fassent des études parce que "[elle] n'a pas pu en faire". Elle ne peut compter sur son mari dont elle aurait souhaité la présence lors de notre rencontre ; elle invoque le manque de temps pour ne pas s’occuper des enfants et de leur travail scolaire : "Il ne fait pas les leçons, jamais, ou c’est des comédies épouvantables, donc les enfants ne veulent pas...". Un cocktail de raisons suffit à son retrait : exigence 790 , désintérêt 791 , complexe d’infériorité 792 . Par conséquent, il ne prend pas part. Le manque de temps n’est qu’un prétexte. Madame Chavard nous le confiera d’ailleurs : "[il est] un peu comme moi, c’est une excuse. [...]D’abord pour lui, il lit pas assez vite donc... je suis sûre qu’il a un problème d’infériorité par rapport à ses enfants parce qu’il lit très doucement [...]. Il lit mal, ils lui feront pas de cadeau, alors je crois que c’est pour... Il préférera ne pas affronter, ne pas essayer. Comme ça, il est sûr que personne ne dit rien". La mère se retrouve ainsi seule face à l’épanouissement cognitif de ses enfants et les réponses qu’elle formulera seront en son nom propre.

Cette maman travaillant, avec 5 enfants à élever, nous dira "qu’elle est la seule de la famille à savoir lire"  mais qu’elle n’a plus le temps. Plus tard, elle se convainc qu’elle relira. Mais alors, pourquoi ne lit-elle pas d’histoires à ses enfants ? Nous n’aurons pas de réponses claires à cette question. Néanmoins, elle évoquera le fait que Miguel ne s’intéresse pas à l’histoire mais seulement aux images qu’elle commentait. "Il a toujours eu des livres entre les mains parce que moi j’adore les livres, mais ....le livre, les images, il aimait ça tout petit mais le texte... Là, maintenant qu’il sait lire, ça l’intéresse. Avant, ça ne l’intéressait pas ". Elle a donc attendu que l’enfant sache lire - ou du moins prenne conscience des réalités graphiques que comportent un texte - pour comprendre qu’il porte un intérêt au texte. En d’autres termes, elle n’a pas, à ses dires, suscité la curiosité, stimulé l’imagination a travers un conte lu. Elle se contentait uniquement de raconter les images d’un livre "quelquefois le soir, quand il ne voulait pas dormir". Elle n’a pas saisi tout le pouvoir de l’histoire lue dans un livre. Il semblerait donc que Miguel ait découvert le livre très tôt, mais ce dernier est resté inerte, sans vie avec un statut contradictoire, tantôt sacralisé, tous les volumes rouges de l’encyclopédie "TOUT l’UNIVERS", se trouvent perchés en haut de la bibliothèque sur la dernière étagère 793 et par conséquent inaccessible aux enfants, tantôt banalisés et non respectés : "la bibliothèque est dans un état épouvantable [..] .Ils en ont partout dans leur chambre aussi, mais ils ne les ouvrent pas spécialement". L’enfant est ainsi seul devant le livre sans mode d’emploi, lui permettant de le connaître. L’abonnement à une revue enfantine a été éphémère puisque l’enfant s’en désintéressait 794 .

Ne sachant pas lire en cette fin de C.P., l’enfant porte par conséquent en lui la responsabilité de son propre apprentissage de la lecture. Ni l’école, ni les parents ne peuvent faire quelque chose tant que l’enfant n’a pas décidé d’apprendre 795 . La mère reste en position d’attente. Pour elle, l'enfant, en grandissant petit à petit, aurait des déclics successifs pour apprendre. C’est lui le maître de sa destinée, sans influence extérieure : "Il faut aimer apprendre, aimer découvrir quelque chose. La lecture, c’est ça. Ca apprend toujours quelque chose dans un livre quel qu’il soit. Quand tu lis pas, tu n’apprends pas de choses". Tout repose donc sur la capacité endogène de l’individu à appréhender le monde de la connaissance. Il n’y a pas ou peu de place à une médiation possible puisque, en écoutant Madame Chavard, seul l’enfant décide.

Dans la même logique, "la lecture, c’est la base de tout. Même quand tu apprends pas à l’école, si tu lis, tu peux apprendre". Cette femme est consciente de l’importance de la maîtrise de la lecture mais ne sait pas comment médiatiser ce savoir faire auprès de ses enfants. Pour elle, l’apprentissage de la lecture commence par "lier les lettres entre elles [...] les syllabes, les mots" et ne comprend pas la méthode préconisée par la maîtresse davantage attachée à mettre en valeur le sens véhiculé par l’histoire. Connaissant son histoire de débutant lecteur, nous pouvons dire que Miguel n’a pas le sens du sens de l’acte de lire. Autrement dit, ne sachant pas suffisamment ce que peut véhiculer une histoire, l’enrichissement personnel que cela peut lui procurer, comment peut-il s’intéresser aux moyens mis en place pour lire ? On lui donne des moyens mais, on ne construit pas de raisons suffisamment fortes pour qu'il les utilise à bon escient. Comment peut-il en plus s’approprier un nouveau mode de communication favorisant l’autonomie s’il n’a pas le souhait de grandir ou si on étouffe ce désir 796 ? Il est en quelque sorte dans une double impasse ; une mère envahissante, dévorante diraient les psychologues - elle en prend conscience petit à petit - et, un contact tronqué avec le livre qui s’estompe par la présence de tiers (l’école et l’orthophoniste).

L’orthophoniste semble avoir joué un grand rôle dans le début de l’acquisition de l’apprentissage de la lecture de Miguel. Madame Chavard en prend conscience, mais ne saura rien du contenu des séances et dira à trois reprises que la personnalité même de l’orthophoniste a été probablement la cause du début en lecture de son fils. Tout laisse à penser que l’enfant ait trouvé dans cette professionnelle, un médiateur : "elle a su le prendre" et pour lui "c’est la joie de la semaine [...] . Le mardi soir, il se couche vite. Demain, c’est l’orthophoniste. On voit que, il faudrait pas rater l’orthophoniste pour rien". Quoiqu’en dise la maman, Miguel a vraiment envie d’apprendre à partir du moment où l'on installe une relation privilégiée avec lui. Cependant, malgré le fait que l’orthophoniste ait su "bien le prendre" et que l’enfant ait envie d'investir la lecture, cette mère reste persuadée, que cela est arrivé d'une façon naturelle, comme par magie, oserait-on ajouter : "Ca a marché. Y a pas que les professeurs qui sont en jeu. Je crois que c’est les enfants d’abord. Si l’enfant ne veut pas apprendre, on a beau.... le professeur a beau être génial. Et tout ça [si] ça ne veut pas, ça ne veut pas.".

Seule, puisque son mari ne désire plus s’en préoccuper, madame Chavard s'occupe des leçons du soir des enfants très régulièrement pendant ¼ d’heure, juste après son travail. Si la régularité s’est installée depuis quelques semaines due à un changement d’horaires 797 , lorsqu’elle "finissait son travail à 19 heures, c’était rapide parce qu’[elle] n’avait pas le temps. Ca, c’est sûr. C’est flagrant. Si on a pas le temps de s’en occuper, ils en prennent partie".Autrement dit, elle n'a pas toujours pu, notamment en début d'année, s'occuper de son enfant comme elle l'aurait souhaité. Dans un tel contexte, on imagine bien la scène où l’enfant, fatigué, livré à lui-même pendant deux heures après la sortie des classes, ne peut pas se concentrer sur sa petite leçon du soir, même si celle-ci est simple. La télévision est là pour servir de baby-sitter pendant les absences de la maman.

Tout au long de cet entretien, l’analyse de son discours montre qu’elle est dans une logique attentiste, où l’enfant doit déclencher lui même sa propre envie d’apprendre. A aucun moment, la maman ne va comprendre son rôle dans la relation. Le manque de temps, le sentiment d’être dépassée par les événements - l’absence du père près des enfants, cinq enfants, trente heures de travail hebdomadaire, rappelons le -, seront des attitudes réduisant notablement sa capacité médiatrice pour une relation favorable entre Miguel et le livre. Pourquoi lire ? A quoi cela sert-il lorsque, d’une part l’enfant ne voit pas les adultes lire et que, d’autre part, quand ces derniers ne prennent pas le temps nécessaire pour lui donner les clés de ce nouvel outil de communication? L’orthophoniste, seule avec l’enfant, a établi sans doute ce lien entre l’enfant et l’acte de lire. L’école, quant à elle, y ait certainement pour quelque chose mais reste discrète dans le discours de la mère. Elle n'est pas tout à fait d'accord avec la conception de l'apprentissage de la lecture de la maîtresse 798 . Pour elle, dans son for intérieur, il semblerait que l'école soit en partie responsable des grosses difficultés de son fils.

En résumé 799 , on peut dire que le projet de sens que se construit cette maman par rapport à l'apprentissage de la lecture n'est pas en totale adéquation avec celui de l'école. Les gestes de médiation sont trop peu mis en oeuvre pour que Miguel s'implique réellement dans l'acte de lire. La perception qu'il en a reste scolaire et sa maman, en ne comptant uniquement que sur les propositions des activités scolaires, a une position attentiste renvoyant la responsabilité de l'apprentissage à l'école ; à ce titre on peut dire qu'elle développe une tendance "conformiste" 800 .

Notes
790.

. «..Il est très très exigent, beaucoup plus exigent que moi... »

791.

« ... Non, ça ne l’intéresse pas... »

792.

« ... Il croit que...Il est pas capable... »

793.

«...Tout l’univers [...] ils étaient en haut. C’est vrai qu’ils sont en haut pour les protéger... »

794.

« ...Bah, il regardait les images et puis c’était tout. Non, ça ne l’intéressait pas du tout. Je ne sais plus ce que c’était... »

795.

« ...La lecture, non je crois pas que c’est l’école. C’est l’enfant, je crois que c’est l’enfant qui veut ou qui veut pas. C’est ça. Un enfant qui a envie d’apprendre il apprendra assez vite. Jean-Mickaël, il a eu du mal à apprendre, du jour où il m’a dit : « tu veux que j’apprends », deux mois après il savait. Je crois que c’est eux qui décident d’apprendre on peut pas les... quelle que soit la méthode, si ils ont pas envie, on n’y arrivera pas. Faut qu’ils soient prêts à lire, comme ils disent « le déclic », le fameux déclic, je ne sais pas à quoi ça correspond mais y’a un moment où ils ont envie et ça y’est ça rentre. Vraiment je le vois comme ça. L’école je crois pas, je crois que... non c’est possible avec la méthode qu’ils ont c’est sûrement possible, mais il faut que l’enfant le veuille dès le départ. Faut qu’ils soient prêts à apprendre quand on leur propose. Je ne crois pas que ce soit ni les professeurs, ni... moi chez moi, je les ai fait lire, ils ont pas envie, ils ont pas envie ! On voit bien quand ça veut pas rentrer, ça veut pas rentrer ! Non je crois que c’est pas l’école.. »

796.

« ... Oh oui, sûrement. C’est le bébé, on veut pas qu’il grandit. On l’a trop couvé et puis bon, le biberon, tout ça, toujours le bébé, quoi. On l’habille, on... Je crois que c’est nous qui les couvons de trop, on les laisse pas.[...]. Je crois que je suis un peu fautive. On me l’a dit à mon aîné en sixième, on me l’a dit à mon second en sixième, bon Jean-Mickaël un peu moins. J’avais moins le temps de m’en occuper puisque j’avais le bébé derrière donc... lui a moins souffert de ça. Pour Miguel c’est le même problème.... »

797.

« ...Voilà, moi je fais toujours maintenant 9h30 - 17h30. Avant je faisais 11h - 19h. Ce qui expliquais que je n’avais pas toujours le temps......C’était la course, faire les leçons, faire à manger, donc j’ai réussi à gagner un peu de temps, donc c’est très bien.... »

798.

« ... Moi, moi au départ, apprentissage c’est apprendre vraiment la base. Lier les lettres entre elles, ce qui n’est plus le cas maintenant, mais moi au début c’était ça. Où on commence à apprendre chaque partie, bon les lettres, les syllabes, les mots. Je suis encore restée à cette méthode là. Je trouvais que c’était plus facile. Pour moi c’était ça l’apprentissage de la lecture. Je trouve que c’est plus compliqué maintenant pour un enfant... Moi, je prends par rapport à Miguel qui est resté bébé. Ben ça lui a fait beaucoup de choses d’un seul coup. Ça ne l’intéressait pas parce qu’au départ il ne devait pas comprendre donc, il essayait de suivre mais il n’était pas attiré. Mais bon en apprenant les syllabes, je sais pas, il aurait appris le L et le A /LA/, dès le départ il l’aurait reconnu, plus facilement je pense. Donc ça l’aurait plus attiré. Voilà ce que je pense... »

799.

Le père étant absent du foyer, le critère N°12 ne pas être pris en compte. Le critère 4 n'est pas suffisamment explicite pour être retenu et visualisé.

800.

Cf. tableau reprenant la typologie des différentes tendances au chapitre 3 TOME I