Analyse. La famille LEMAHA : l’apprentissage repose sur la maturité de l’enfant

‘« Comme tout le monde savait lire un jour, ils m’ont dit de ne pas perdre espoir, mais c’est long.’
  • Résultats au E 20 : Note Générale : 4 - Nlg : 3 - Nlf : 1 - D.A. : 7 - Tps : 35 min.
  • Les enfants : Ophélie (7 ans) Amélie (12 ans)
  • Le père : Cariste, travaille 42 heure par semaine, né en 1961, titulaire d’un CAP de paysagiste
  • La mère : Hôtesse de caisse, travaille 30 heures par semaine, née en 1964, titulaire d’un CAP BEP vente
  • Divers : Propriét. depuis 7 ans ; salaire entre 6 et 15 000 frcs ou estimé à 12 000 frcs

C’est dans sa maison perdue dans la campagne, coincée entre la Loire et le marais que madame Lemaha nous attend avec ses deux enfants, Ophélie sept ans et Amélie douze ans. Ces dernières n’ont pas été totalement présentes lors de l’entretien ; leur mère leur avait conseillé fortement de ne pas faire de bruit pendant l’enregistrement. Propriétaires depuis sept ans, monsieur et madame Lemaha vivent ici loin du bourg. L’intérieur de leur maison semble en cours de rénovation et la pièce, dans laquelle nous sommes, est agencée d’un mobilier hétéroclite. Pas de livres, en apparence, mais la mère nous dira plus tard que les filles en ont en abondance.

Sentant la confiance se dégager peu à peu durant l’entretien, les deux fillettes se sont assises avec nous autour de la table du salon, écoutant le discours de leur maman. Ophélie nous quittera et seule Amélie restera prenant part parfois à la discussion. Le père, quant à lui, sera absent, bien que ses horaires professionnels lui auraient permis de se joindre à nous. Le sujet abordé a surpris madame Lemaha, la laissant parfois sans réponse devant nos questions. A notre invite, la plus grande des filles participera mais c’est la mère qui répondra lorsque nous nous adresserons à Ophélie (la plus jeune), lors de sa présence. "Elle est timide" dira Amélie comme pour excuser sa petite soeur. "Elle est trop jeune" renchérira la mère "et puis elle a un caractère bébé [....] Cela vient d’elle [ ...] si elle voulait, oui, elle pourrait [...] si elle voulait se donner un peu la peine, elle pourrait". La perception des capacités d’apprentissage de sa plus jeune des filles qu'en a la mère est basée sur la volonté - quand on veut, on peut - même de l’enfant. Mais, comme cette dernière apparaît aux yeux de sa maman comme immature, il n’y a guère de dynamisme d’apprentissage. Autrement dit, avec une telle vision des choses, il faudra que les uns et les autres attendent l’hypothétique "déclic [....] qui lui manque pour pouvoir vraiment apprendre" ou "le remède miracle". En fin de C.P.- moment où l’entretien s’est déroulé - l’enfant n’a pas tout à fait les compétences suffisantes pour qu’on puisse dire qu’elle sait lire. La responsabilité repose donc sur son unique volonté. Cependant, il semblerait que l’école la partage également : "l’apprentissage de la lecture commence par la connaissance de l’alphabet. Ca, il ne l’apprenne plus et malheureusement je crois que... ils ne savent pas trop reconnaître certaines lettres euh... faudrait qu’ils fassent les sons qu’ils n’arrivent pas... les "o" et le "u" qui font [U]". Manifestement, elle ne comprend pas la méthode utilisée qu’elle baptise promptement de méthode globale : "les mots globaux. Non. Moi, je suis pas convaincue pour ça. Leur méthode globale actuelle, non. [....]il faudrait qu’ils apprennent aussi à détailler le mot, syllabe par syllabe". Elle a même l’impression 801 qu’on délaisse sa fille au profit d’enfants apprenant plus vite. Ainsi, l’école et l’enfant se retrouvent quelque peu responsables de la difficulté d’apprentissage de la lecture.

La mère, quant à elle, est dans l’incapacité de donner une solution au problème posé puisqu’elle résume l’apprentissage de la lecture à un mécano linguistique de lettres et de syllabes qu’il faut chercher à monter ensemble, formant ainsi les bases de la lecture et de l’écriture. La définition donnée par madame Lemaha reste donc axée sur la décomposition et n'envisage pas l'importance de la découverte du livre comme objet culturel, comme si livre et principes de base de lecture étaient disjoints. Bien qu’elle pense que "l’apprentissage de la lecture commence à la maison aussi", le C.P. reste le commencement et, par voie de conséquence, la classe primordiale pour cet apprentissage parce qu’il y a, entre autre chez l’enfant, un changement de statut 802 que l’on pourrait qualifier de biologique. Cela n’est pas le cas pour Ophélie dont l'immaturité ( « elle est bébé ») et la timidité semblent être les facteurs gênants sa progression. Pour cette enfant, à quoi cela correspond de vouloir lire si elle ne sait pas à quoi réellement cela peut lui servir ? Même s’il y a présence de livres à la maison, la mère n’a pas toujours le temps, dit-elle, de lire avec son enfant. "Elle ramène souvent [ des livres] mais elle a pas envie de les lire, parce que des fois elle ramène des livres, elle va pas me dire : "Tiens maman, j’ai ramené un livre...". Alors des fois c’est des trucs qui sont hyper longs. Alors au début de l’année on les lisait mais bon... quand elle me ramène des plus courts maintenant qu’elle sait les lire, je lui lis une grande partie et les mots qu’elle... les mots qu’elle connaît, que je sais qu’elle connaît, elle va les lire. Je lui dis : « celui là tu l’as appris, tu le connais et...". L'expression "hyper-long" (soulignée dans cet extrait) indique bien que la mère ne partage pas réellement le plaisir de lire et que son seul désir est que son enfant puisse déchiffrer correctement, qu’importe, pourrait-on dire, pour la compréhension 803 . La lecture de contes et d’histoires se transforme quelque peu en leçon de lecture. Il y aura donc peu de place aux contes racontés par manque de temps et manque d’intérêt 804 . Ophélie aime tout de même qu’on lui raconte des histoires ; les cassettes audio lui permettent d’en écouter mais rarement. L’enfant a envie de découvrir le monde de l’écrit mais la tâche est trop ardue ; elle semble trop seule. Il n’y a pas de connivence entre elle et ses parents. Cela est vrai pour le contact avec le livre comme pour le jeu où ils ne jouent pas avec elles. Amélie et Ophélie se retrouvent donc ensemble complices dans leurs jeux enfantins. Ophélie ne découvrira donc pas, chez elle, ces jeux dits "éducatifs ou de société" qui permettent la construction de schèmes mentaux cognitifs, sociaux et affectifs. La mère ne comprend pas non plus les tâtonnements de sa fille : "elle a envie, elle me dit : "je veux prendre un livre" ; mais bon, elle va lire n’importe quoi. Comme, quand elle va écrire, ça va être pareil, elle me dit : "j’écris" ; mais elle va faire n’importe quoi. Elle va faire des gribouillages au lieu d’écrire quelque chose d’intelligent ». La seule revue 805 , destinée à des enfants de 2-3 ans, qu’on ait donné à Ophélie (6 ans) ne peut l’intéresser. Elle ne peut susciter l’imagination, la construction d’hypothèses au travers de l’intrigue qui n'est plus du niveau culturel et intellectuel de l’enfant. Quel intérêt pour elle si on transforme d’autant plus la raison de cette revue pour en faire des micro-leçons de lecture ?

Nous sommes dans le cas où l’enfant ne comprend pas l’intérêt d’apprendre à lire. Elle ne peut pas se mettre en projet aussi bien en terme de fins que de moyens. La leçon du soir est pourtant bien rodée. Père et mère y participent. La gratification 806 matérielle est utilisée. La mère, tout en souhaitant que son enfant fasse son travail seule, l’accompagne dans sa leçon du soir ; il y a contrôle quotidien. Mais, lors de la dictée de mots en classe, l’enfant est souvent en difficulté, n’arrivant pas à mobiliser 807 les connaissances acquises avec ses parents la veille au soir. L’enfant vit les événements sans les projeter dans un avenir proche ou lointain ; il n’y a pas de réinvestissement parce que l’enfant ne fait pas de sens avec ses acquisitions.

Nous pouvons nous interroger sur la présence du père qui aurait pu être là pendant l’entretien. Dans le discours de la mère, il apparaît présent notamment lors du travail du soir de l’enfant où il se montre plus patient qu’elle. Nous saurons de lui uniquement le fait qu’il ne laisse pas de message écrit à sa femme quand il s’absente. Aucune allusion positive ou négative à son égard ne sera portée, quant à l’éducation des enfants. Il est possible, malgré sa présence physique, qu’il soit effectivement absent. Nous en resterons là.

Madame Lemaha semble être le pivot scriptural de la famille. En d’autres termes, elle est, malgré son travail (trente heures par semaine), l’organisatrice 808 de l’information de la maison. Elle utilise bien un calendrier mais ne le consulte jamais : "je note au cas où... mais c’est rare que je regarde quand est-ce que j’ai le rendez-vous". De même, elle n’a aucune utilisation de pense-bêtes "parce que une fois que c’est dit, c’est ancré dans [sa] tête". Le répertoire téléphonique existe, mais peu utilisé et la liste de course est écrite mais pas emportée au magasin. Quant aux photos de famille, "elle restent en bazar", comme les papiers administratifs "qui sont sans classement qu’[elle] range quand il y a besoin". Les deux genres d’informations écrites et utilisées durablement sont seulement ses horaires restant affichés en permanence et les comptes qui sont soigneusement répertoriés " au jour le jour [où] dès qu’[elle] fait une opération, c’est noté [...].[Elle] ne met jamais ça à huit jours plus tard ou faire une liste de tickets de caisse, jamais. Tout, tout de suite". Cette famille, comme beaucoup d’autres, ne véhicule pas l’information par l’acte d’écrire. Madame Lemaha utilise l’écrit pour fixer l’information sans doute mentalement mais ne s’en sert pas comme une mémoire externe ; elle n’a pas recours au support écrit et les horaires notés régulièrement, le sont pour son mari principalement. Les comptes tenus scrupuleusement peuvent être interprétés comme un prolongement ou une réplique de sa profession puisqu’elle est hôtesse de caisse. Etant donné le statut familial qu’elle possède ou qu’on veut bien lui attribuer, Madame Lemaha organise l’information sous une certaine forme d'oralité, où l’écrit n’a pas tellement d’importance. Nous l’avons perçu pour la lecture, que nous pourrions qualifier de plaisir, de détente. Nous le voyons également pour l’organisation de l’écrit utilitaire et familial.

Ophélie a envie de lire, c’est ce qui se dégage des contradictions du discours mais ne comprend pas qu’il faut apprendre. La mère, et sans doute le père, souhaitent que leur fille déchiffre le système de lecture mais ne peuvent pas, de par leur habitus culturel, proposer des attitudes convergentes à l’acte de lire. L’école, les rencontres au travers du "goûter lecture 809 " donnent à l’enfant une autre vision du monde de l’écrit que les parents ne peuvent médiatiser. D’ailleurs, l’enfant ne progresse que depuis le dernier trimestre. Il y a peut-être là, comme le souligne la mère, un lien entre progression 810 de l’apprentissage de la lecture et le "goûter lecture" ou l'enfant commence à construire le sens même de l'acte lexique. 811

Cette famille prend conscience petit à petit que l'acquisition de l'acte lexique passe par autre chose que l'apprentissage scolaire de la lecture. Ancrée dans une visée traditionnelle au départ - elle délègue comme un parent de tendance "conformiste" 812 -, elle évolue pour proposer par institutions interposées une autre dynamique de lecture favorable à l'enfant. L'institutrice de CE1 pense que l'enfant est bien partie pour continuer son apprentissage malgré les grosses difficultés rencontrées au C.P.. La grande soeur, l'école et les animations diverses auxquelles assistera l'enfant lui permettront une prise de conscience de plus en plus fine de l'acte . Dans l'état actuel des événements, il semblerait que la médiation passe par ces personnes, les parents jouant pour le moment un rôle mineur.

Notes
801.

  « ...En fin d’année elle s’est améliorée, mais au début, bon... c’est normal aussi, ils privilégient ceux qui ont de l’avance et qui... mais bon, y’a ceux derrière qui apprennent pas, bah faut pas trop les délaisser aussi parce que bon ils ont plus envie d’apprendre non plus. »

802.

« . ..vraiment en CP, de toute façon. A l’âge de 6 ans, on fait la transition entre l’enfant et le bébé »

803.

« ...parce que bon arrivée en fin de CP et pas savoir lire à peu près couramment, même qu’elle lise une phrase d’un trait sans la comprendre. Mais bon elle sait ni la lire d’un trait sans la comprendre, mais vu qu’elle hache après chaque mot, elle ne la comprend pas du tout non et elle va mettre une heure, une heure en général, à lire une phrase, donc... d’une façon ou d’une autre, qu’elle lise sa phrase couramment en vitesse ou hacher les mots, elle la comprend pas. Non le remède, je ne le connais pas. Je ne vous le donnerais pas... »

804.

  « ...Pas le temps... et puis moi je sais que... je suis pas très lecture... »

805.

« ...On a une amie qui garde des enfants, elle nous a donné les "Popi", vraiment les choses de tout petits, avec des mots simples, si elle veut elle peut lire, sa soeur l’aide.... »

806.

«...Et puis le lendemain le résultat si on avait bon on avait trois bonbons.... »

807.

« ...elle a vraiment pas envie, toute seule de s’y mettre. C’est pareil, quand je vais lui dire : « apprends ton mot », elle va le regarder deux fois puis top ça y est je le sais. Alors c’est sûr je lui fais recopier toute de suite son mot, elle le sait, mais le lendemain y’a plus personne... »

808.

E Est-ce que entre vous, vous vous faites des petits mots quotidiens ? C’est-à-dire quand vous partez... — M Moi je le fais, oui. Mon mari jamais. Si je veux savoir où il est je regarde le calepin téléphonique parce qu’en général il ne change pas la page. — E D’accord. — M Donc je sais à peu près où il est.— E D’accord. — M Mais autrement, non jamais il me fera un petit mot jamais. Moi oui. Parce que je sais qu’il ne pensera pas...— E Il y pensera pas. — M Il n’y pensera pas. Donc je lui marque, tu fais ci, tu fais ça, faut que tu ailles là.. mais autrement non.

809.

M Elle va à un goûter lecture, les personnes disent que ça se passe bien... — E Qu’est-ce que c’est ? — M C’est, c’est un peu des cours de soutien organisés par la lecture et ils font de la lecture, de l’écriture, ils sont en relation avec la médiathèque donc y’a des personnes à la médiathèque qui viennent leur lire des histoires, elles font ça pendant une heure et demie. — E Toutes les semaines ? — M Toutes les semaines. Enfin c’est deux fois par semaine mais elle n’y va elle que le jeudi parce que je peux pas l’emmener. Alors tant que mon mari ne travaille pas, elle y allait le lundi, mais maintenant qu’il travaille, elle y va que le jeudi. Alors donc ils ont une phase de lecture, leur lecture à eux, ils appellent ça. Ensuite ils ont le goûter. Et après ils ont soit leurs leçons à faire, ce qu’ils ont à faire normalement, et après ils font un peu ce qu’ils veulent. Soit ils font des jeux éducatifs, soit ils regardent... y’a une personne qui vient leur faire lire une histoire.

810.

E Et on peut dire qu’elle a commencé à apprendre à lire... commencé à apprendre à lire... vers cette période-ci, maintenant ! — M Oui, depuis le début du troisième trimestre,... vraiment qu’elle commence plus à s’y intéresser. Je pense que depuis le goûter lecture, parce qu’elle avait envie d’y aller et bien...

811.

le critère N°13 n'a pas être pris en compte.. Le critère 4 n'est pas suffisamment explicite pour être retenu et visualisé.

812.

Cf. tableau reprenant la typologie des différentes tendances au chapitre 3 TOME I