0.3. La problématique

Dans quelle mesure un dispositif 6 de veille stratégique dans une entreprise industrielle débouche-t-il sur la conduite de stratégies proactives ?

Les entreprises disposent-elles de moyens pour informer leurs décisions stratégiques ? Il semble que les ouvrages pratiques sur ce sujet soient, soit des outils efficaces mais très ponctuels comme l’amélioration de la gestion du temps, soit des ouvrages axés sur des grandes méthodes de management qui lancent des modes auxquelles l’entreprise, souvent essoufflée par tant de tentatives trop rarement fructueuses, se plie de moins en moins.

Si aujourd’hui la proactivité est une réponse pour les stratégies offensives de demain, alors de quels moyens disposent les organisations pour influencer judicieusement leurs décisions et permettre la conduite de telles stratégies ?

La mondialisation offre l’avantage d’ouvrir l’entreprise à des marchés nouveaux et de lui en faciliter l’accès, mais c’est aussi une entrée possible pour de nouveaux concurrents dont l’apparition semble de plus en plus difficile à anticiper et à maîtriser. L’information est plus riche, mais aussi plus importante, ce qui ne facilite ni la recherche, ni la sélection des informations fiables. En effet, la base idéale d’informations de l’entreprise devrait être suffisamment sélective et actualisée pour garantir la pertinence de la prise de décision.

Les mutations mondiales se révèlent sources d’incertitudes multiples, tant économiques et technologiques que sociales. Les hommes et les organisations cherchent à les intégrer le mieux possible dans leur stratégie afin d’améliorer leurs performances futures. Pour cela, ‘“ elles doivent maîtriser non seulement la connaissance scientifique et technologique mais aussi les techniques offensives et défensives propres à la gestion de l’information concurrentielle ”’ (Commissariat Général au Plan, Henri Martre, 1994).

La mondialisation apporte parfois un fort contexte de concurrence. Devant un choix de plus en plus large, le degré d’exigence du client est croissant. Les entreprises en sont conscientes depuis longtemps ; nous le retrouvons d’ailleurs dans le rapport annuel de la SAGEM de 1983 : ‘“ Dans le contexte de forte concurrence qui caractérise le marché, c’est par la qualité de nos produits et leur adaptation aux besoins de nos clients que nous parvenons à progresser’  ”. Si cette citation a certes, plus de 15 ans, elle reste encore lourde de sens.

L’entreprise appartient à un système dans lequel les contraintes semblent de plus en plus prégnantes. En effet, le consommateur exige non seulement la qualité (qui est devenue l’exigence normale minimum), mais aussi des délais et des services annexes, mais par contre les paiements se font de plus en plus attendre et la fidélité à une marque s’affaiblit. Outre celles des clients, les entreprises sont également face aux contraintes de normes nationales, européennes et internationales. Elles sont aussi obligées de tenir compte de leur environnement, pour le respect de l’écologie, par exemple et depuis peu, il lui est demandé d’être citoyenne…

D’après Humbert Lesca (1994) : ‘“ Une entreprise qui veut être durablement compétitive devrait être constamment aux aguets afin d’être en mesure de tirer profit des changements qui, la plupart du temps, s’imposent à elle ”.’

Maintiendront les bases de leur compétitivité, les entreprises qui franchiront un seuil qualitatif important dans leur capacité à prévoir l’évolution des marchés, à cerner les besoins potentiels, à identifier les innovations technologiques et à anticiper les modifications de comportement des acteurs économiques, politiques et sociaux.

Les entreprises qui sauront mettre en place un ensemble de capteurs sensibles jusqu’aux “ signaux faibles ”, qui informent sans délai les centres de décision attentifs, bénéficieront ainsi d’un réel avantage concurrentiel.

Pour Henri Savall et Véronique Zardet (1995), l’enjeu est de réussir à transformer les conditions de production en les adaptant à la fois aux exigences des consommateurs et à celles du personnel-producteur de la qualité. Cette approche par la qualité est finalement très proche de celle de l’efficacité de l’entreprise. On peut imaginer que l’entreprise réussisse à stimuler le rôle de vigilance du personnel sur un niveau de qualité interne-externe cohérent, efficace et permettant d’assurer sa survie-développement et la satisfaction des besoins professionnels du personnel.

Le défi auquel sont confrontées les entreprises porte sur l’organisation de la vigilance. La veille stratégique interne-externe de “ métier ” est une source importante d’inspiration des actions motrices pour des stratégies innovantes, en vue de développer la créativité par l’interactivité cognitive.

Quant à Alain-Charles Martinet (1988), il nous explique que la compétitivité durable de l’entreprise nécessite la réunion de deux types d’ingrédients :

  1. la création de potentiel de performances qui passe par des investissements en recherche et développement, en acquisition de ressources humaines, technologiques, en lancement de nouveaux produits, en réorganisation… Ces investissements constituent un ensemble de capacités permettant à l’entreprise d’envisager les résultats qu’elle souhaite.
  2. L’exploitation efficiente de ces capacités suppose une gestion quotidienne des activités, tendue vers la réalisation de ces résultats.

Ces deux types d’ingrédients renvoient respectivement aux deux modes fondamentaux de management : la gestion stratégique et la gestion courante ou “ opérationnelle ”. Ce clivage est toutefois trop tranché : en réalité ces deux modes se chevauchent partiellement.

Jean-Philippe Deschamps et P. Ranganath Nayak d’ARTHUR D. LITTLE (1996) sont plus alarmistes : ‘“ Seules survivront et se développeront les entreprises qui sauront créer, simultanément et de façon continue, une valeur exceptionnelle à leurs clients, leurs actionnaires et leurs employés ”.’

C’est pourquoi nous pouvons penser qu’au carrefour de ces situations complexes et de ces tensions, l’entreprise a besoin d’instruments nouveaux comme la veille stratégique, qui est le processus par lequel elle s’informe de façon volontaire et organisée sur l’évolution de son environnement (Lesca, 1994).

Aujourd’hui, si les entreprises s’intéressent à la veille et à ses périphériques, c’est aussi parce que les modèles d’organisation ont montré leurs limites. Les entreprises ont un besoin fort d’informations internes et externes permettant d’alimenter leur prise de décision afin de mieux maîtriser l’avenir, notamment par la réduction des incertitudes mais aussi par une exploitation pertinente de leurs ressources.

Les grandes théories macro-économiques, qu’il s’agisse du marxisme ou du libéralisme, ont depuis longtemps cédé la place à des rapports de force qui permettent aux plus habiles de saisir l’information stratégique et de triompher de concurrents talentueux. Les clivages anciensexplosent devant les nécessités du marché. La course à l’information stratégique mobilise tous les acteurs.

Dans les sociétés modernes, l’anticipation s’impose en raison des effets conjugués de deux principaux facteurs :

  • en premier lieu, le sentiment de l’accélération du changement technique, économique et social qui nécessite une vision à long terme.
  • En second lieu, les facteurs d’inertie liés aux structures et aux comportements qui commandent de semer aujourd’hui pour récolter demain.

L’enjeu est l’amélioration des performances de l’entreprise. Souvent, les spécialistes de la veille utilisent les données que leur fournissent leurs canaux internes de collecte et de traitement de l’information mais font aussi appel au marché privé des fournisseurs d’informations technologiques et concurrentielles. La dynamique coopérative de ces sous-systèmes semble propice à une amélioration des performances de l’entreprise.

Tout sujet concerné par la veille demande un travail de longue haleine, qui peut être énorme, durer des mois et mobiliser une énergie importante. Les entreprises qui se lancent dans cette “ aventure ” ont tendance à plonger et à collecter une masse d’informations de détail, avec peu d’idées sur un cadre d’ensemble ou sur une démarche qui permettrait d’intégrer ces informations. Une absence de méthode conduit au mieux à la frustration et au pire à la confusion et au gaspillage des efforts (Martinet et Ribault, 1988).

Les entreprises devraient faire des efforts pour être “ à l’écoute ” des changements, pour surveiller les menaces et pour détecter les opportunités potentielles dans des temps compatibles avec leur délai d’adaptation (Lesca, 1994).

Nous dépassons ce que nous expose H. Lesca, car nous souhaitons aller plus loin et faire en sorte que l’entreprise ne soit pas à l’écoute du changement mais soit “ l’acteur ” du changement. En effet, dès 1987, H. Igor Ansoff écrit dans son article paru dans le Strategic Management Journal qu’il est préférable pour l’entreprise d’anticiper plutôt que de réagir aux menaces et aux opportunités de l’environnement.

L’information a un rôle dominant et transversal au sein de ce processus et constitue un atout essentiel de la compétitivité des économies les plus offensives ; la rentabilité de l’information, pour les entreprises, réside dans l’exploitation légale de 90% des informations “ ouvertes ” ; les entreprises qui développent une pratique collective de l’information et savent mobiliser la dimension culturelle dans la compétition mondiale bénéficient d’un avantage concurrentiel déterminant.

La méconnaissance de la veille stratégique comme la maîtrise insuffisante des réseaux d’information constituent des risques réels pour les entreprises françaises quotidiennement confrontées aux stratégies construites de leurs partenaires et de leurs concurrents (Clerc, 1995). L’exemple des coopérations industrielles avec l’étranger le montre bien : le partenaire qui contrôle les flux économiques au sein de la dynamique de l’accord saura inévitablement tirer profit de l’asymétrie qu’il aura instaurée dans le rapport de forces, et cela quelle que soit l’issue de l’accord. Dans le domaine des technologies-clés, l’absence de maîtrise des réseaux d’information peut ainsi conduire à une suprématie irréversible des concurrents.

Notes
6.

Nous entendons par dispositif l’ensemble des mesures prises, des moyens mis en œuvre dans un but déterminé.