1.2.1. Le système japonais

Le système japonais est un modèle classique qu’il convient de citer en premier tant son efficacité est redoutable.

Au Japon, les menaces répétées de l’environnement physique, politique et économique, ont suscité une pratique continue de veille au sein de la population. Sur ce fondement culturel, se sont développées des techniques appropriées telles que les réseaux de guetteurs, placés au sommet des collines pour prévenir les villages des risques de catastrophes naturelles ou d’invasions. L’insularité, la démographie et la dépendance énergétique ont de la même façon développé un instinct de veille continue.

Le système japonais d’intelligence économique prit naissance progressivement au cours de l’ère Meiji 28 . Les élites japonaises ont développé une culture dynamique du secret, afin de préserver l’indépendance économique de leur pays face aux exigences des Etats occidentaux. L’usage intensif et collectif de l’information économique fut le vecteur de l’édification de la puissance industrielle japonaise, aujourd’hui consacrée à une politique de conquête des marchés mondiaux. Cette politique d’expansion économique et de transposition des acquis technologiques occidentaux a suscité, à l’échelle de la planète, d’innombrables réseaux d’influence et de collecte de l’information.

Complexe et coûteux, le dispositif japonais repose sur des méthodes d’appropriation sophistiquées telles que les échanges de chercheurs, les alliances stratégiques, le rachat de petites sociétés d’innovation ou le lancement de grands programmes mondiaux de recherche (Human Frontiers). Ce dispositif animé par le ministère du Commerce extérieur et de l’Industrie (M.I.T.I.) et les grands groupes s’appuie sur de multiples canaux de communication assurant la cohérence, l’évaluation et la réorientation permanente du système.

En effet, l’ère du Meiji se caractérisa par une volonté nationale d’acquérir le savoir et le savoir-faire des européens et des américains. Quelques succès spectaculaires ont été la Marine de guerre et les victoires sur la Russie de Port Arthur à Tsou Shima. Il existe une culture dynamique du partage de l’information, caractérisée par une vigilance en éveil. Après la défaite militaire de 1945, le nouvel objectif national fut l’économie. Les Japonais ont développé ainsi des méthodes sophistiquées au service d’une stratégie à long terme et d’une réflexion prospective à dix, vingt et trente ans qui privilégient l’avenir et non le profit immédiat.

  • Organisations multiples, richement dotées, complémentaires, établies en réseaux : MITI, agences (JETRO, JICST, JICA…), les services de renseignement, les fédérations comme KEINDAREN (organismes, banques, syndicats) ou NIKKEREIN (patronat), et les sociétés de commerce (Sogososha).
  • Stratégies planétaires de transferts de technologie : brevets, équipes, laboratoires, alliances, rachats de petites entreprises, grands programmes de recherche…
  • Culture de l’information collective dès l’école.
  • Rentabilité du secret qui profite de l’asymétrie procurée par l’écran de la langue et de l’écriture et qui utilise si nécessaire la désinformation, l’influence, et éventuellement l’espionnage et la corruption.

C’est la capacité d’être à l’écoute en permanence et de scruter attentivement l’environnement qui semble la caractéristique distinctive et déterminante des entreprises japonaises, ainsi qu’en témoignent de nombreux observateurs occidentaux qui ont pu se rendre sur place ‘: “ La volonté systématique d’en savoir toujours plus sur l’étranger. Que ce soit pour attaquer de nouveaux marchés ou pour gérer ses conquêtes, l’impérialisme japonais se nourrit d’une matière première aussi vitale mais plus accessible que le pétrole : l’information. D’où la mise en place par Nomura, par les banques, les shoshas et les grands groupes industriels, d’une véritable couverture radar surveillant le monde entier ”’ 29 .

D’après B. Lalanne 30 , les Japonais pratiquent la “ veille ” dans le monde entier – à Paris, qui n’est pourtant pas une capitale en la matière, ils seraient environ 200 à s’y consacrer -, avec des dispositifs plus importants dans les zones stratégiques comme la Silicon Valley. Ils n’y ont d’ailleurs pas le monopole : les sociétés allemandes et suédoises, entre autres, s’y informent par le biais de leurs représentants commerciaux. Quant aux Américains, ils utilisent pour ce faire des consultants en competitive analysis ou en market research.

Les industries japonaises, et en particulier les grands groupes, sont tous sensibilisés depuis très longtemps à la veille qu’ils considèrent comme une condition essentielle de leur réussite. Les responsables ont intégré le renseignement dans la gestion de leur entreprise. Il est considéré comme le nerf de l’économie. La rétention d’information de la part d’un cadre est un motif de licenciement. Comme nous l’avons déjà évoqué, le Japonais à l’étranger est un agent de renseignement en puissance. A partir de là, les structures mises en place pour récupérer, analyser et exploiter l’information peuvent être des réussites.

Besson et Possin (1996) nous expliquent que la manière la plus efficace d’appréhender le système japonais de renseignement et de conquête est la pratique du jeu de go. Moins pyramidal et hiérarchisé que le jeu d’échec, le go vise à l’occupation d’un large espace matérialisé par 361 points. Le but de ce jeu est la construction de vastes territoires d’influence par le contournement et l’étouffement de l’adversaire. Les pions utilisés ont la même valeur et une fois posés, ils ne bougent plus. Interconnectés et reliés entre eux, les 180 pions blancs ou 181 pions noirs avancent à petits pas et forment des réseaux. Jeu chinois introduit au VIIIe siècle au Japon, le go connut dans ce pays un franc succès. Le go est une tournure d’esprit. Dans une partie, il y a toujours des accords, plus ou moins tacites, des étapes momentanées d’encerclements ultérieurs déjà programmés, que le perdant n’aura pas su lire, alors qu’ils sont pourtant visibles ! Le vainqueur ne triche pas, il dissimule cependant l’évidence. Le vaincu ne meurt pas comme aux échecs, il lui reste toujours quelque chose, la part congrue.

Notes
28.

CLERC Philippe, “ Intelligence économique et stratégie ”, Encyclopoedia Universalis, 1995, pp. 194-197

29.

H. JANNIC, “ Voyage en japonique. Comment grâce à l’ordinateur, les japonais survoltent leurs entreprises et quadrillent le monde ”, L’Expansion, 7/20 sept 84, pp. 87-94.

30.

B. LALANNE, “ Votre œil en Amérique ”, L’Expansion, 3-6 Juin 83, pp. 104-107