L’attention des entreprises françaises s’est historiquement focalisée sur le modèle anglo-saxon avant de reconnaître l’efficacité du modèle japonais. Dans l’effort de compréhension de ces deux modèles, les dimensions culturelles et historiques de l’ingénierie stratégique de l’information ont souvent été négligées.
En France, ont d’abord été retenus du modèle anglo-saxon les techniques et leurs spécialistes, et du modèle japonais le déploiement de maisons de commerce dans les années soixante-dix et quatre-vingt 32 . Par contre, les cultures dans lesquelles ce concept s’est développé n’ont pas été prises en compte.
C’est ainsi que furent importées de nombreux pays européens, des méthodes dépouillées de leurs socles culturels, au prix d’une incompréhension des enjeux et des modalités de déploiement réels. Dans l’entreprise, ce phénomène s’est traduit par des tentatives malheureuses de recours à des pratiques et des techniques inadaptées à la culture française. On constate que bizarrement, le modèle allemand performant et fondamentalement d’une culture plus proche de la France n’a pas été exploité.
Les différents travaux d’origine française sur le rôle de l’information dans la compétition économique mondiale font apparaître plusieurs déficits de connaissances. D’une part, les travaux existants traitent en priorité des questions fonctionnelles telles que la veille technologique ou l’utilisation des banques de données. Ceux-ci privilégient en effet les aspects techniques et négligent les facteurs qui ont été les vecteurs du développement de ces modèles. D’autre part, l’ingénierie stratégique de l’information de l’entreprise demeure trop souvent la problématique dominante. Les autres acteurs économiques sont rarement pris en compte. Les dérives qui peuvent être entraînées par un déficit de gestion de l’intelligence économique ne semblent pas avoir été vraiment appréciées ni anticipées. Les rivalités concurrentielles ont de tout temps engendré une zone grise 33 au sein de laquelle le passage de la légalité à l’illégalité est parfois difficile à cerner. L’absence d’outils de maîtrise et de compréhension de l’intelligence économique peut faire dévier du respect de l’éthique et des lois.
Nous pouvons constater que les premiers actes de veille nés dans les entreprises industrielles le furent pour mettre en place des dispositifs de veille technologique. Puis, (mais ce n’est pas spécifique aux entreprises industrielles), la veille sur les concurrents et sur la solvabilité des clients fit son apparition avec la crise. Les faillites dues à ce manque de vigilance furent porteuses de leçon.
Depuis quelques années, la France a pris conscience du retard accumulé dans le domaine du renseignement économique (Besson et Possin, 1996). Ce renseignement, ancêtre de l’intelligence économique, est aujourd’hui le nerf de la guerre qui fait rage, tant il est vrai que l’information est devenue la première des matières premières.
Les entreprises et les banques disposent pourtant d’un passé riche dans les pratiques de l’intelligence économique. Au début du siècle, les “ voyageurs ” de la société Michelin constituaient un véritable réseau de veille stratégique. Actifs sur les marchés étrangers, ils identifiaient les opportunités commerciales et orientaient par leurs informations les décisions d’implantation internationale de l’entreprise. Sait-on que le Crédit Lyonnais sous la IIIème République était internationalement à la pointe des actions de gestion offensive de l’information ?
L’absence de culture écrite de l’intelligence économique et la mauvaise gestion du secret ont entravé la transmission cohérente de ces savoir-faire essentiels (Clerc, 1995). Il en résulte de nombreuses lacunes dans le dispositif français, aujourd’hui embryonnaire et éclaté, ainsi qu’une prise de conscience relative par les décideurs du rôle joué par la gestion stratégique de l’information dans la compétitivité et dans la gestion de l’emploi.
Par ailleurs, les deux fonctions “ informatives ” clairement identifiées par les entreprises sont la protection du patrimoine industriel et la veille technologique. Essentiellement développées dans les grands groupes, elles sont orientées vers l’innovation et la commercialisation des produits, et attestent de ce fait d’une conception partielle de l’intelligence économique, plus défensive qu’offensive.
Enfin, d’après Clerc 34 , le dispositif français est caractérisé par la faiblesse du marché privé de l’information et par la prédominance de l’Etat. Issu d’une tradition historique, le dispositif public de collecte et de diffusion de l’information économique scientifique et technique demeure cloisonné et dispersé. En outre, cet auteur explique que malgré la diversité des flux de données, les entreprises sont confrontées à une offre publique qui semble inadaptée à leurs besoins opérationnels, notamment lorsqu’il s’agit d’informations relatives aux marchés étrangers.
Ainsi, les lacunes du dispositif français d’intelligence économique conduisent à une évaluation floue des menaces et des opportunités ainsi qu’à un déficit d’ajustement stratégique. Ces carences se révèlent précisément dans la méconnaissance des dispositifs étrangers les plus offensifs, notamment de leur capacité à construire des stratégies d’influence au service de leur propre intérêt national.
Depuis le rapport de Henri Martre de février 1994, les structures de l’intelligence économique française ont sensiblement évolué, notamment avec la réorientation des différentes structures de recherche du renseignement. Toutefois, le modèle reste essentiellement cartésien avec des hiérarchies pyramidales, s’opposant par le fait même à un modèle en réseaux et aux hiérarchies de responsabilité. La primauté de l’Administration est encore et toujours au centre du système. Si les grands groupes français se sont enfin décidés à orienter leurs systèmes de veille vers des directions plus offensives, le talon d’Achille reste les PME-PMI. En effet, trop de responsables d’entreprises ont encore une approche partielle de l’intelligence économique. Elle ne sert pas uniquement à la protection de leur patrimoine industriel, ni seulement à la mise en place d’une structure de veille. De plus, la veille axée sur l’innovation et la commercialisation demeure balbutiante dans l’immense majorité des PME-PMI 35 . D’autre part, l’ensemble des acteurs nationaux n’a pas encore véritablement pris conscience, que la compétitivité et la défense de l’emploi dépendent aussi de la gestion stratégique de l’information économique et financière.
COMMISSARIAT GENERAL DU PLAN, travaux de groupe présidé par Henri Martre, "Intelligence économique et stratégie des entreprises", La documentation Française, 213 p., 1994. page 29,
COMMISSARIAT GENERAL DU PLAN, op. cit.
CLERC Philippe, “ Intelligence économique et stratégie ”, Encyclopoedia Universalis, 1995, pp. 194-197
Olivier VOYANT, “ Système de veille stratégique ”, Thèse de Doctorat de Sciences de Gestion , Université Lumière Lyon 2, sous la direction de Henri SAVALL, 1997, 350 pages