La proposition de la sociologie critique selon laquelle “l’abstentionnisme est peut-être moins un raté du système qu’une des conditions de son fonctionnement comme système censitaire méconnu, donc reconnu”1 ne peut laisser indifférent toute personne apportant un minimum de foi au credo de l’instruction civique. Sans tomber dans une naïveté bercée par les idéaux républicains de participation, il faut reconnaître que l’idée d’un espace politique, non pas lieu d’expression et de gouvernement des citoyens, mais, tout au contraire, lieu d’exclusion, de fait, des profanes de toute participation aux enjeux politiques n’est pas sans inquiéter. C’est la perplexité devant cette proposition mettant à nu un système politique qui, non seulement ne répondrait pas aux ambitions d’universalité qu’il revendique - et dont il se pare -, mais qui entretiendrait, de façon structurelle, une forme d’exclusion des individus qui n’auraient alors de citoyens que le nom2, qui a constitué le point de départ de notre travail.
Ces conclusions accablantes nous apparaissaient difficiles à accepter car heurtant, sans doute trop profondément, une sorte de sens commun démocratique, et réduisant semble-t-il à néant - malgré (ou à cause de ?) la “révélation” de ce nouveau cens - tout espoir d’évolution favorable aux personnes les moins nanties. La réticence devant ce constat engageait une série d’interrogation : les profanes, et parmi eux, les personnes les plus démunies, sont-ils véritablement exclus des enjeux politiques ? La domination dont ces derniers seraient victimes est-elle aussi absolue que la description de ce nouveau cens le laisse entendre ? Le système politique et le sens conscient du jeu politique échappent-il totalement aux citoyens et en particulier à ceux qui occupent les positions les plus basses dans la hiérarchie socio-économique ?
Ces questions classiques avaient déjà trouvé, dans les recherches sur la culture populaire et les réflexions sur la domination, un écho en même temps qu’un prolongement théorique3. En inversant le point de vue, ces recherches n’invitent-elles pas à porter attention aux façons différenciées dont la domination peut s’exercer sur les classes dites dominées ou populaires et surtout aux espaces d’autonomie relative dont leurs membres disposent ? En condamnant toute lecture légitimiste4, n’engagent-elles pas à explorer les résistances, les inventions, les formes de participations parallèles, les tactiques ou les façons de “braconner” le champ politique dont usent les citoyens ? Dès lors, la participation politique, et notamment celle des plus “dominés”, ne se réduirait peut-être ni à une domination totale ni à une autonomie très largement fantasmée ? Comment alors rendre compte de la façon dont les acteurs sociaux “font avec”, s’approprient, détournent, inventent, recomposent un espace de jeu possible, dans et autour de l’espace politique ? C’est autour de ces questions que nous avons engagé notre travail : comment penser les rapports entre les citoyens et le politique, penser les relations pratiques, courantes, “ordinaires”5 que les citoyens entretiennent avec le monde politique ? Quels sont les rapports entre les citoyens et le politique ? Quelles représentations pratiques de l’espace politique ont-ils ? Quels schèmes d’interprétation du politique mobilisent-ils dans leurs actions ? Comment s’engagent-ils dans cet espace ? Quel sens donnent-ils à leurs actions quand celles-ci sont qualifiées de politiques ? Comment vivent-ils, en d’autres termes, l’espace politique ?
Pour aborder le sens que les individus confèrent à leur engagement face à l’espace politique, nous avons porté notre attention, sur une pratique qui, à bien des égards, pourrait sembler mineure, marginale : l’écriture de courriers, par de “simples citoyens”, au maire de Lyon. Ces écrits, qui n’ont que peu retenu l’attention des chercheurs en sciences sociales, ne permettent-ils pas d’explorer les relations que les citoyens peuvent engager avec le monde politique, à travers un de ses représentants ? C’est le pari que nous avons fait (§1 Les courriers au maire de Lyon).
Pour rendre compte de cette pratique et, à travers elle, des relations et des rapports que les individus entretiennent avec le monde politique, deux approches, empruntant à deux champs théoriques différents, peuvent être, dans un premier temps, engagées. Ce type d’interpellation peut d’abord être envisagé comme une pratique de participation politique. Cette qualification permet alors de penser les rapports, et notamment la question de l’influence des courriers des citoyens sur le gouvernement local. Les modèles de relations civiques développés par les analyses de la citoyenneté peuvent également être sollicités pour appréhender les rapports engagés dans une telle pratique. Les définitions de la citoyenneté, et notamment de l’engagement civique des individus, constituent en effet des points d’appui importants pour la compréhension des relations instaurées dans ces écrits. Pourtant, les analyses traditionnelles de la participation politique comme les analyses axées sur les questions de citoyenneté semblent ne satisfaire que partiellement l’étude des rapports pratiques des citoyens au politique, la compréhension des schèmes cognitifs qu’ils mobilisent quand ils s’inscrivent de façon pragmatique dans un espace politique (§2 Analyses de la citoyenneté et analyses de la participation politique).
Le relatif échec de ces analyses dans l’éclairage des rapports en actes des acteurs envers l’espace politique nous a conduit à privilégier une approche pragmatique de cette pratique.
Le recours aux outils proposés par la sociologie pragmatique6 ouvre en effet l’opportunité d’échapper aux modèles surplombant ou spéculatif de la citoyenneté aussi bien qu’à l’interrogation portant sur la plus ou moins grande influence de ces écrits sur le pouvoir municipal. La sociologie pragmatique permet surtout de dépasser des approches - en termes de participation et de citoyenneté - qui ne conçoivent chacune qu’un type de rapport, alors unique et monolithique, entre les citoyens et le monde politique, aux dépens d’une analyse des rapports en actes initiés par les épistoliers dans leurs courriers.
Le tournant pragmatique incite à décaler, sinon les interrogations, tout au moins les modes d’appréhension des pratiques des acteurs sociaux. En prêtant attention aux différentes façons dont les individus s’inscrivent pratiquement dans certaines situations, aux conventions qu’ils honorent dans leurs actes et aux discours et justifications qu’ils tiennent dans leur vie courante, cette sociologie conduit à mettre l’accent sur le “comment” de leurs actions plutôt que sur le “pourquoi”, en explicitant de façon systématique les modalités d’engagement que les individus déploient, en situation.
Ce programme incite à traiter les courriers adressés au maire en focalisant l’attention sur les modalités interpellatives que les individus mettent en oeuvre dans leurs écrits. L’étude de la façon dont les individus se présentent (les qualités ou attributs qu’ils mentionnent ou qu’ils revendiquent), de la façon dont ils conçoivent et qualifient le maire (la fonction et les compétences qu’ils lui reconnaissent), ainsi que l’analyse des arguments qu’ils mobilisent, indiquent la diversité des figures présentes dans ces écrits et, par conséquent, des relations instaurées avec le premier magistrat. En analysant les constructions politiques auxquelles les locuteurs se réfèrent et qu’ils mobilisent dans leurs interpellations, on découvre une pluralité de façons de faire, informant une multiplicité de rapports pratiques, initiés par les individus dans leurs courriers, envers l’institution municipale et son premier représentant.
Au-delà de cette diversité, on peut distinguer un certain nombre de types récurrents d’interpellation, agencés à des grammaires7 particulières spécifiant les différents modes singuliers de compréhension et d’intervention des individus face à l’espace politique. Cette approche nous permet, en d’autres termes, de préciser les “mondes politiques” sollicités et construits par des individus confrontés au personnel politique local, c’est-à-dire d’expliciter les différentes façons qu’ont les acteurs de définir et “d’habiter”, dans une situation concrète d’interaction, la citoyenneté. Il s’agit, en définitive, de comprendre ce que pourrait être une citoyenneté en actes (§3 Penser une citoyenneté en actes).
Pierre Bourdieu, La distinction, Paris, Les Ed. de Minuit, 1979, p. 464. Cf. également Pierre Bourdieu, “La représentation politique. Eléments pour une théorie du champ politique”, Actes de la recherche en sciences sociales, n° 36-37, février-mars 1981, pp. 3-24.
Cette thèse est très largement développée par Daniel Gaxie, Le cens caché. Inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, Seuil, 1978, “Sociologie politique”, 268 p.
Claude Grignon, Jean-Claude Passeron, Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Gallimard / Le Seuil, 1989, “Hautes études”, 260 p. Michel de Certeau, L’invention du quotidien. 1- Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, “Folio essais”, 349 p.
Le constat de l’exclusion des classes populaires du champ politique ne conduit-il pas, “par son intégrisme énonciatif, [...] au légitimisme qui, en la forme extrême du misérabilisme, n’a plus qu’à décompter d’un air navré toutes les différences comme autant de manques, toutes les altérités comme autant de moindre-être - que ce soit sur le ton du récitatif élitiste ou sur celui du paternalisme” ? Autrement dit, n’est-on pas condamné à toujours voir dans les acteurs populaires des membres exclus de la culture politique légitime ? Cf. Claude Grignon, Jean-Claude Passeron, Le savant et le populaire, op. cit., pp. 36-37.
L’ordinarité qui est ici envisagée consiste non pas dans une qualification des individus mais bien dans une qualification des processus partagés qu’ils mettent en oeuvre face au monde politique. Sur cette question on se reportera à Jean-Louis Marie, Les modes ordinaires de connaissance et de construction du politique, Lyon, CERIEP, juin 1993, 48 p.
La sociologie pragmatique est un courant qui commence à être aujourd’hui relativement structuré. Outre l’ouvrage souvent considéré comme pionnier de Bruno Latour et Steve Woolgar, La vie de laboratoire. La production des faits scientifiques, Paris, La Découverte, 1988, on se référera principalement à l’ouvrage de Luc Boltanski et Laurent Thévenot qui inaugure le geste pragmatique de la sociologie française : De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991, 482 p. La démarche adoptée dans cet ouvrage est systématisée et explicitée dans Luc Boltanski, L’amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l’action, Paris, Métailié, 1990, 382 p. Un grand nombre de travaux sont dorénavant disponibles en la matière, que l’article de Marc Breviglieri et Joan Stavo-Debauge permet de recenser cf. “Le geste pragmatique de la sociologie française. Autour des travaux de Luc Boltanski et Laurent Thévenot”, Ethnographica, (à paraître). Par ailleurs l’article de Thomas Bénatouïl, “Critique et pragmatique en sociologie. Quelques principes de lecture”, Annales Histoire Sciences Sociales, mars-avril 1999, n°2, pp. 281-317, permet de faire le point sur les apports et appuis de cette sociologie.
On entend par grammaires “les règles à suivre pour agir d’une façon suffisamment correcte aux yeux des partenaires de l’action”, cf. Cyril Lemieux, Mauvaise presse. Une sociologie compréhensive du travail journalistique et de ses critiques, Paris, Métailié, 2000, p. 110.