1 - Les courriers au maire de Lyon

Les lettres de demandes, plaintes ou pétitions au président de la République, à un député, un maire ou des conseillers régionaux, départementaux ou municipaux sont aujourd’hui courantes sinon banales : acteurs sociaux, journalistes, chercheurs, tous en connaissent plus ou moins l’existence ; beaucoup y ont déjà eu recours8. De plus, la pratique de la pétition fait pleinement partie des modalités constitutionnelles de l’institution démocratique. Le droit de pétition9 garantit en effet un espace d’expression aux simples citoyens, rend possible l’interaction directe et vivante entre sphère politique et société civile.

Bien que cette pratique de la pétition soit courante et renvoie à un droit civique garanti constitutionnellement, elle semble dans le même temps largement ignorée par la science politique10, considérée comme marginale, et sa qualification de politique demeure problématique : ces courriers relèvent-ils d’une expression politique ? Peut-on sérieusement parler d’acte de civisme à leur propos ? Ces plaintes essentiellement individuelles peuvent-elles être conçues comme un acte de participation politique ? Les auteurs de ces courriers accordent-ils une dimension politique à leurs demandes ou plaintes ? Quels pourraient être les engagements politiques cristallisés dans ces courriers ?

Malgré ces doutes et la rareté des recherches en la matière, il serait exagéré de prétendre que ce mode d’expression n’a jamais retenu l’attention des chercheurs11. En science politique, au début des années 1970, Sydney Verba et Norman H. Nie ont ainsi inclus, dans leur analyse des pratiques de participation politique, les contacts, et parmi eux les contacts épistolaires, avec des hommes politiques ou un fonctionnaire de l’administration locale, fédérale ou nationale12. Ces contacts font dorénavant partie de la batterie d’indicateurs permettant de définir les pratiques de participation politique conventionnelles13. Il n’en demeure pas moins que les enquêtes empiriques d’envergure portant sur cette démarche sont particulièrement peu nombreuses et développées, comme l’indiquent Max Kaase et Kenneth Newton : “les recherches sur les relations entretenues par les citoyens envers les autorités publiques ont été sporadiques, et les recherches comparatives sur le long terme font défaut”14. En France, ce constat est encore plus vrai tant les enquêtes empiriques sont rares15.

Ce n’est pourtant pas seulement le fait que le droit de pétition ait été largement négligé par l’analyse, ou encore que les études de terrain soient particulièrement rares qui engage à investir ce type d’interpellation épistolaire. Il semble qu’à travers ces écrits, il soit possible d’accéder aux représentations pratiques, aux relations, aux engagements que les individus entretiennent vis-à-vis de l’espace politique. Cette pratique jugée, la plupart du temps, anodine, permettrait ainsi de concevoir quelques une des façons dont les acteurs “font avec” l’espace politique, de concevoir les rapports qu’ils construisent avec le monde politique.

Ces courriers ne sont pas provoqués par le chercheur mais sont produits dans un espace particulier, sont adressés à une personne particulière et visent des effets tangibles. Ils répondent donc non pas aux initiatives des chercheurs en sciences sociales, mais aux préoccupations et aux attentes des acteurs qui sont placés dans une telle situation. A travers ces courriers, c’est le discours des citoyens qui est donc accessible. Non pas seulement celui tenu sur les institutions mais bien celui tenu aux institutions. Ainsi, loin d’une évaluation de la façon dont les individus s’inscriraient dans les catégories politiques définies soit par les professionnels de la politique soit par les chercheurs en science politique, mais également loin des représentations abstraites que les citoyens se feraient du monde politique, ce sont les usages et constructions pragmatiques du monde politique qui s’affichent sous nos yeux.

En prenant pour terrain les courriers adressés à Michel Noir (1989-1995) et à Raymond Barre (1995-1999), on espère donc accéder aux relations que les acteurs tissent avec les

maires lyonnais, hommes politiques locaux, ayant un pouvoir d’intervention directe16.

Comment, dans leurs courriers, les citoyens mobilisent, construisent, vivent avec, conçoivent, utilisent l’espace politique ? Comment rendre compte des représentations pratiques et des engagements des individus dans ces écrits ? Comment interpréter ce qui se joue dans ces lettres ? Comment expliciter les différentes conceptions de l’action et de l’espace politiques engagées de façon très pragmatique par les individus interpellant le maire de Lyon ?

Notes
8.

On entend par pétition les lettres individuelles comme les écrits collectifs adressés à des instances politiques ou non. En ce qui concerne les initiatives individuelles, il n’est pas rare d’entendre, au détour des conversations, qu’untel souhaite écrire au président de la République en personne. C’est ce que rapporte Vincent Dubois dans son analyse des interactions au guichet des Caisses d’Allocations familiales : dans une perspective de défi de l’institution, les allocataires menacent parfois “de “remonter” aux instances les plus hautes - les lettres au président de la République sont parfois évoquées - en cas de non satisfaction” [Cf. La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Economica, 1999, “Etudes politiques”, p. 174]. De même, Annie Collovald rapporte les différentes ressources mises à contribution par les élèves-éducateurs face au Ministère des Affaires sociales lors d’une grève en 1991 en insistant sur les qualités collectives et publiques des pétitions ou lettre : “Pétitions, lettres aux personnalités politiques, aux ministres, colloque et journée d’études, tracts, journée d’information, rédaction d’un projet pédagogique, négociation avec le directeur de l’Action sociale, réponses aux procès intentés, appel à l’opinion publique, aux journalistes, aux médias mais aussi théâtralisation de vertus exemplaires (...) : tous ces registres du répertoire d’actions à la fois intellectuel et politique ont été sollicités en même temps” [ cf. “Des causes qui “parlent”...”, Politix, n°16, 1991, p. 11].

9.

Hormis les éléments succincts que nous mentionnerons ci-après concernant l’historique des relations épistolaires entre les citoyens et les différentes instances politiques, il faudrait s’attacher à une analyse précise de la pétition. Les réclamations individuelles des citoyens sont en effet appelées pétitions jusqu’à la fin du XIXème siècle. On trouve également depuis 1789 le droit de pétition systématiquement rappelé. Ce droit apparaît pour la première fois dans la Constitution du 3 septembre 1791 qui, dans son titre premier portant sur les “Dispositions fondamentales garanties par la constitution”, précise : “La Constitution garantit pareillement, comme Droits naturels et civils : (...) la liberté d’adresser aux autorités constituées des pétitions signées individuellement”. Ce droit est ensuite repris dans nombre de constitutions républicaines : Constitution du 24 juin 1793 - Article 32 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen faisant préambule : “Le droit de présenter des pétitions aux dépositaires de l’autorité publique ne peut, en aucun cas, être interdit, suspendu ni limité” ; Constitution du 4 novembre 1848 - “art. 8 : Les citoyens ont le droit de s’associer, de s’assembler paisiblement et sans armes, de pétitionner, de manifester leurs pensées par la voie de la presse ou autrement”. Si ce droit de pétition n’est pas expressément mentionné dans la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, il n’en reste pas moins que son article 11 laisse ouverte sa possibilité - “La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi”. Ce droit de pétition est d’ailleurs normé dans d’autres pays et notamment le Portugal et l’Espagne, cf. Alain Delcamp, “La démocratie municipale chez nos voisins”, Pouvoirs, n°73, p. 137. Enfin, la construction européenne a vu ce droit réaffirmé par le traité de Maastricht, cf. Jean-Louis Quermone, Le système politique de l’Union européenne, Paris, Montchrestien, 1998, “Clefs politique”, p. 130.

10.

On ne s’étonne pas de voir cette pratique absente des manuels de sociologie politique français. Cf. par exemple, Jacques Lagroye, Sociologie politique, Paris, PFNSP & Dalloz, 1992, 2ème éd., 485 p. ou Philippe Braud, Sociologie Politique, Paris, LGDJ, 1995, 2ème éd., “Manuel”, 559 p.

11.

L’approche historique permet de pointer des formes proches de la pétition. L’analyse des rescrits sous l’Empire romain indique la présence de requêtes écrites : les rescrits sont des décisions écrites faisant jurisprudence et répondant à des requêtes introduites par des particuliers ou des fonctionnaires. “Le rescrit et le décret relèvent d’une méthode d’exercice du pouvoir par décision individuelle. La pratique du gouvernement, c’est d’abord une communication, par le canal d’un dialogue le plus souvent contentieux entre le prince et ses sujets” [p. 222] cf. Jean-Pierre Coriat, “Technique législative et système de gouvernement à la fin du Principat : la romanité de l’Etat moderne”, in Du pouvoir dans l’antiquité : mots et réalités, sous la direction de Claude Nicolet, Paris, Droz, 1990, Ecole Pratique des Hautes Etudes, Hautes Etudes du Monde Gréco-Romain, Cahiers du Centre Gustave Glotz, vol. 1, pp. 221-238. Cf. également Jean-Louis Mourgues, “Les formules “rescripsi” “recognovi” et les étapes de la rédaction des souscriptions impériales sous le Haut-empire romain”, Mélanges de l’Ecole Française de Rome - Antiquité, n° 107, 1995, p. 255-300. Pour le moyen âge, on pourra consulter Georges Tessier, Diplomatique royale française, Paris, Ed. A. et J. Picard et Cie, 1962, 340 p. qui insistent sur les “préceptes” ou décisions royales comme réponses à des requêtes écrites ou “missa petitione”. Sur les lettres de rémission cf. Claude Gauvard, “L’image du roi justicier en France à la fin du Moyen Age, d’après les lettres de rémission”, pp. 165-193, in La faute, la répression et le pardon, Actes du 107ème Congrès national des sociétés savantes, Brest 1982, Section de philologie et d’histoire jusqu’à 1610, Tome 1, Paris, CTHS, 1984, 476 p. Sur les lettres de placet sous la monarchie on pourra se reporter à Arlette Farge (prés.) et Michel Foucault (prés.), Le désordre des familles. Lettres de cachet des Archives de la Bastille, Paris, Gallimard Julliard, 1982, “Archives”, 362 p. Les travaux sur les requêtes adressées par des individus aux instances politiques se doublent d’études portant sur les pétitions comme texte collectif et public qui relèvent souvent du manifeste. C’est ainsi que le développement des pétitions, notamment permis par la révolution de l’imprimé, est un élément primordial dans l’invention d’une sphère publique, cf. David Zaret, “Petitions and The “Invention” of Public Opinion in The English Revolution”, American Journal of Sociology, vol. 101, n°6, May 1996, pp. 1497-1555. On pourra également consulter l’ouvrage de Jean-François Sirinelli sur les pétitions d’intellectuels français, Intellectuels et passions françaises. Manifestes et pétitions au XXème siècle, Paris, Fayard, 1990, 365 p.

12.

Sidney Verba, Norman H. Nie, Participation in America - Political Democracy and Social Equality, Chicago and London, The University of Chicago Press, 1972, p. 31. Il n’est pas précisé si les contacts dont il s’agit sont seulement épistolaires ou s’ils intègrent d’autres modes tels que les réunions publiques ou le téléphone. Ces deux derniers modes sont cependant souvent combinés à des documents écrits. Comme en témoigne Lilian Zanchi, Directeur de Cabinet de Jean-Louis Touraine, maire du 8ème arrondissement de Lyon élu en 1995, lors de réunions publiques, il n’est pas rare que certains citoyens doublent leur intervention orale par une lettre qu’ils remettent en main propre au maire. Les contacts décrits peuvent ainsi largement être assimilés à des contacts épistolaires.

13.

Cette pratique est systématiquement citée dans les manuels ou les ouvrages anglo-saxons traitant de la participation politique. Cf. Sidney Verba, Norman H. Nie, Participation in America, op. cit. ; L.W Milbrath & M.L. Goel, How and Why Do People Get Involved in Politics ?, New York, University Press of America, second edition, 1977 ; Samuel H. Barnes, Max Kaase, et al., Political Action : Mass Participation in Five Western Democracies, Sage, 1979 ; Russel J. Dalton, Citizen Politics in Western Europe. Public Opinion and Political Parties in The United States, Great Britain, West Germany and France, Chatham House Publishers, 1988 ; Vernon Bogdanor (éd.), The Blackwell Encyclopaedia of Political Science, Blackwell, 1991. En ce qui concerne la France on pourra se reporter à Dominique Memmi, “Participation et comportement politique”, in Jean Leca (dir.), Madeleine Grawitz (dir.), Traité de Science Politique, Paris, PFNSP, 1985, Tome 3, Chapitre V, notamment pp. 326 et s. ; Nonna Mayer et Pascal Perrineau, Les comportements politiques, Paris, Armand Colin, 1992, 160 p. ; Patrick Quantin, ’Une ville en France : qui participe ?’, in A. Mabileau (dir.) et al., Les citoyens et la politique locale - Comment participent les Britanniques et les Français, Paris, Pedone, 1987.

14.

Cf. Max Kaase et Kenneth Newton, Beliefs in Government, Oxford, Oxford University Press, 1995, p. 146. On peut cependant citer, outre les premiers travaux des Américains (très largement spéculatifs et ne faisant que préciser par sondage l’envergure de la pratique de contact), les quelques études qui à notre connaissance viennent préciser cette pratique. On pourra consulter les articles de David Moon, George Serra, Jonathan P. West, “Citizen’s Contacts With Bureaucratic and Legislative Officials”, Political Research Quaterly, vol. 46, n°4, 1993, pp. 931-941 ; George Serra, “Citizen-Initiated Contact and Satisfaction with Bureaucracy : A Multivariate Analysis”, Journal of Public Administration Research and Theory, vol. 5, n°2, 1995, pp. 175-188 ; Bryan D. Jones, Saadia R. Greenberg, Clifford Kaufman, Joseph Drew, “Bureaucratic Response to Citizen-Initiated Contacts : Environment Enforcement in Detroit”, American Political Science Review, n° 72, 1977, pp. 148-165 ; Yeheskel Hasenfeld, “Citizen’s Encounters with Welfare State Bureaucracies”, Social Service Review, december 1985.

15.

En ce qui concerne la présidence de la République, on pourra se reporter à Vinoli Delamourd, “Monsieur le Président...” Les formes de justification de l’état de chômeur, Paris, EHESS, DEA de sociologie, 1988 ; Annie Vénard-Savatosky, “Lettres au président de la République”, in Lettre et politique, Paris, Honoré-Champion 1996 ; Béatrice Fraenkel, ““Répondre à tous”. Une enquête sur le service du courrier présidentiel”, in Daniel Fabre (dir.), Par écrit - Ethnologie des écritures quotidiennes, Paris, Ed. de la Maison des sciences de l’homme, 1997. En ce qui concerne la députation on consultera, Marie-Thérèse Lancelot, “Le courrier d’un parlementaire”, Revue Française de Science Politique, n°2, juin 1969, pp. 426-432 ; Jean-Claude Escarras, Claude Imperiali et Robert Pini, Courrier parlementaire et fonction parlementaire, Paris, PUF, 1971, 139 p. Cet ouvrage comporte les contributions de Robert Pini “A travers le courrier d’un parlementaire de la Vème République - Essai d’analyse sur la fonction parlementaire”, [publication d’un Mémoire pour le Diplôme d’Etudes Supérieures de Science politique 1967], et de Jean-Claude Escarras, “La notion de mandat parlementaire à travers le courrier d’un député”, [publication d’un Mémoire pour le Diplôme d’Etudes Supérieures de Science politique 1963]. Quant aux courriers adressés aux maires, des éléments sont présents dans Patrick Quantin, ’Une ville en France : qui participe ?’, in Les citoyens et la politique locale, op. cit.

16.

L’exploration des courriers adressés à Michel Noir et à Raymond Barre nous semble pertinente dans l’optique d’une analyse des usages et constructions pragmatiques du monde politique par les citoyens. D’abord, les épistoliers sont confrontés à deux personnalités qui, grâce à leur stature nationale, sont immédiatement identifiés comme étant des hommes politiques qu’il est possible de situer sur l’échiquier politique. Les épistoliers, s’ils peuvent ne pas relever ces caractéristiques, ne peuvent en revanche pas les ignorer. On a donc bien affaire, avec ces courriers, à des interpellations de personnes politiques. De plus, et contrairement aux députés ou autres conseillers généraux ou régionaux, les maires détiennent un pouvoir administratif qui en fait, non pas seulement des intercesseurs, mais également des décideurs. Les demandes et plus encore les plaintes qui pourront être émises par les épistoliers doivent ainsi convaincre des maires considérés comme directement impliqués dans les affaires soulevées. Enfin, s’ils détiennent un pouvoir administratif important, ce pouvoir ne peut être rabattu sur une conception régalienne dont les analyses à propos du président de la république se font largement l’écho, cf. Annie Vénard-Savatosky, “Lettres au président de la République”, op. cit.