2.2 Les analyses de la participation politique

Les analyses de la participation politique permettent également, tout en déplaçant le regard, d’aborder cette question du rapport entre citoyens et monde politique. Considérer ces contacts comme une pratique de participation politique c’est immédiatement reconnaître qu’ils font partie de “l’ensemble distinct et homogène des activités par lesquelles la masse des citoyens est habilitée à entrer en contact avec le monde séparé du pouvoir, toujours de façon superficielle et en respectant certaines contraintes rituelles”24. Les citoyens, à travers leurs écrits, prennent la parole, soulèvent des problèmes, demandent des comptes, proposent des solutions concernant des objets qui sont pertinents pour eux. Ils font valoir un certain nombre de raisons, d’arguments, motivant leur intervention et ce qu’ils attendent en retour - ou n’attendent plus - de la municipalité. Il s’agit donc bien d’initiatives individuelles permettant d’entrer en contact avec le maire et, par conséquent de nouer un rapport avec ce dernier. Ce rapport, la plupart des analyses en terme de participation politique l’abordent à travers la question de l’influence de tels contacts sur le gouvernement local25. Cette définition a priori du rapport permet ainsi de considérer les nombreux effets de ces courriers sur les agents et fonctionnaires municipaux. Ces courriers, dont le traitement mobilise un grand nombre de personnels, ouvrent en effet sur une très large palette d’interventions, techniques mais aussi discursives. En outre, ces écrits sont compris par les services, comme par le maire, comme un instrument important d’évaluation des politiques conduites. D’autres analyses tendent en revanche à considérer que l’étude de l’influence de ces courriers sur le fonctionnement de la municipalité dissimule mal le monopole de l’expertise et de la décision de cette dernière, ainsi que le fonctionnement du système municipal, tous éléments tendant à rendre ce rapport caduc en le renvoyant à une simple domination.

L’attention que portent les analyses de la participation politique à cette pratique épistolaire permet de caractériser le rapport animant les citoyens et le monde politique. De façon un peu caricaturale, pour les uns, il y aurait un rapport d’influence des courriers sur la politique municipale, alors que, pour les autres, ce rapport serait si faible qu’il ne pourrait être défini autrement qu’en terme d’exclusion des profanes.

Ces analyses ne sont, là encore, pas sans faiblesse en regard de nos préoccupations. On peut rappeler l’impossible accès, propre à notre terrain, aux données sociographiques concernant les épistoliers26, qui limite très sérieusement toute interprétation désirant s’appuyer sur les variables habituellement considérées comme explicatives du comportement politique des acteurs et, par conséquent, interdit toute comparaison avec d’autres modes de participation politique27. Outre cette impossibilité, ces analyses de la participation politique semblent privilégier de façon disproportionnée l’étude des rapports d’influence - que ce soit pour en constater ou en dénier la présence. Le rapport des citoyens au monde politique se résume alors à une dimension unique dont on peut caricaturer les deux pôles grâce au diptyque participation / domination.

Les outils et problématiques développés par les analyses de la citoyenneté d’une part, celles de la participation politique d’autre part, semblent privilégier, et ce malgré leur distance, une lecture relativement monolithique des rapports entre citoyens et monde politique. Répondre aux lacunes qu’une première analyse de ces approches permet de recenser conduit, à développer de nouvelles perspectives faisant rupture aussi bien avec l’appréhension surplombante, théorique, ou spéculative de la citoyenneté, qu’avec l’interrogation sur l’influence de cette pratique que les analyses de la participation promeuvent. On peut alors concevoir une analyse alternative permettant de rendre compte des courriers et des relations au politique que les individus y inscrivent.

En anticipant sur les résultats de cette “nouvelle” perspective, on remarque que ceux-ci permettent de revenir sur ces deux approches de la citoyenneté et de la participation politique qui, sans réellement s’opposer, s’ignorent très largement aujourd’hui. L’analyse des courriers adressés au maire de Lyon permettrait en effet de réinterroger et de compléter les définitions de la citoyenneté, en partant de l’étude d’une pratique de participation. Au-delà de la disjonction entre analyses de la citoyenneté et de la participation, notre contribution permettrait de les penser ensemble en jetant entre elles quelques passerelles. C’est cette disjonction que l’on voudrait rapidement exposer avant de considérer, dans le détail, en quoi consiste la perspective que nous privilégions et comment elle permet de rendre compte d’une citoyenneté en actes.

Notes
24.

Bernard Denni, Participation politique et démocratie : définition et facteurs de la participation politique, Grenoble, Thèse d’Etat pour le doctorat de Science politique, 1986, 697 p.

25.

On pense ici aux travaux américains, et notamment à ceux initiés par Sidney Verba. Sidney Verba, Norman H. Nie, Participation in America, op. cit.

26.

Nos diverses tentatives pour accéder à ces données sociographiques ont toutes échoué devant l’interdiction ferme et définitive de la municipalité.

27.

L’ensemble des démarches que nous avons proposées auprès des membres du cabinet du maire afin de pouvoir entrer en contact avec les épistoliers se sont soldées par une fin de non recevoir. Nous avons notamment proposé de joindre, à la réponse que la municipalité adressait à ses correspondants, un questionnaire anonyme permettant de recueillir des données globales qui, si elles ne pouvaient être directement indexées aux courriers reçus, auraient néanmoins permis de préciser davantage les profils sociaux des épistoliers. Cette absence de données interdit toute enquête liant des courriers - des formes d’expression, des objets de plainte ou demande... - à des profils sociaux. Elle interdit également toute comparaison de ce type de pratique avec d’autres pratiques touchant de près ou de loin l’espace politique. On verra plus loin que cette cécité sociographique n’est pourtant pas nécessairement rédhibitoire. D’abord, on sait combien les rapports entre ces données sociographiques et les pratiques des individus, s’ils sont statistiquement observables, sont difficiles à expliciter. Ensuite, dans le cadre d’une sociologie pragmatique, l’attention prêté aux individus dans l’action, l’importance des qualifications qu’ils utilisent pour définir aussi bien le maire, leur propre personne et plus généralement la situation d’échange, trouvent, dans l’absence de ces données, un garde fou préservant le chercheur de la tentation de basculer du côté de l’analyse classique des compétences et qualités prêtées de façon surplombante aux actants.