2.3 Une articulation paradoxale entre analyses de la citoyenneté et analyses de la participation politique

La tension entre analyses de la citoyenneté et études sur la participation politique peut être repérée dans la relative autonomie de ces deux axes de recherche. Les définitions que l’analyse de la citoyenneté propose ne semblent ainsi trouver dans les travaux sur la participation que peu d’échos. En retour, l’analyse des pratiques situées de participation n’est, semble-t-il, que peu mise à profit pour informer les catégories permettant de rendre compte de la citoyenneté. C’est cette disjonction et ses contours qu’il convient d’aborder afin de considérer l’opportunité de son dépassement.

Si l’analyse des pratiques de participation politique a longtemps répondu aux problématiques de la citoyenneté, cet écho semble s’être tu aujourd’hui. On verra dans un premier temps que les problématiques de la citoyenneté se prolongent dorénavant dans des enquêtes empiriques qui ne doivent rien aux travaux sur les pratiques de participation. Les analyses de la participation politique font quant à elles clairement rupture avec toute conception normative du citoyen. Les réflexions sur la citoyenneté ne nourrissent ainsi plus les analyses de la participation politique. On verra ensuite que du point de vue de leurs problématiques, ces deux perspectives semblent également diverger : c’est essentiellement la question de l’influence des citoyens sur les gouvernants qui est envisagée dans l’analyse de la participation politique contre la contribution des gouvernés au gouvernement pour la citoyenneté. On verra enfin que les facteurs considérés comme explicatifs de la participation politique sont très largement issus des considérations sur la position sociale des différents acteurs, appartenances que les analyses de la citoyenneté considèrent généralement comme non pertinentes.

On a déjà noté combien les réflexions conduites à propos de la citoyenneté sont souvent éloignées de toute analyse de terrain et notamment des analyses portant sur la participation politique. Ainsi, les définitions de la citoyenneté ne donnent-elles que peu d’outils permettant de porter le regard sur les citoyens et leurs pratiques. Rien n’est dit de la façon dont les individus agissent en tant que citoyens, on ne sait comment ils mobilisent cette dimension, comment ils habitent et construisent, dans des situations toujours particulières, une citoyenneté. Ce constat n’est d’ailleurs pas nouveau : c’est celui qui motive, par exemple, Sophie Duchesne à entreprendre une réflexion sur la citoyenneté vue par ses acteurs, les citoyens28. Cette recherche, tout en revendiquant une certaine rupture avec les théories de la citoyenneté29, s’inscrit, grâce à un travail de terrain30 focalisé sur les citoyens, dans leur prolongement problématique.

Cependant, le statut de cette recherche n’est pas sans poser question. En effet, à travers la façon dont les citoyens parlent de la citoyenneté, de ce que signifie, pour eux, une telle notion, c’est encore une vision très théorique qui est proposée31. Aucune analyse en situation n’est donc entreprise pour rendre compte non pas seulement de la signification que les citoyens prêtent à ce concept mais bien des usages différenciés qu’ils en font et des façons de l’habiter dans des situations toujours particulières. Ainsi, ce travail de terrain concernant la citoyenneté est-il encore très attaché au concept lui-même - même si c’est sous sa forme “indigène” - plutôt qu’à l’analyse des usages différenciés qui en sont fait, et surtout des situations multiples qu’il recouvre, notamment pour ses acteurs. Mais, plus que l’opposition entre travail théorique et travail empirique, cette recherche révèle la tendance à la clôture de cette approche sur elle-même : l’analyse de la citoyenneté est dorénavant dotée d’un embryon de recherches empiriques propres, totalement indépendantes des analyses de la participation politique.

C’est un mouvement d’indépendance similaire qui anime les recherches portant sur la participation politique. L’historique rapide qui est généralement proposé des analyses de la participation politique, de l’engagement, ou du comportement des citoyens, semble là pour le rappeler32. Ce rappel, outre le fait qu’il permet de donner à la discipline une certaine profondeur en rappelant la masse de travaux déjà produite et les phases ponctuant l’appréhension des objets de la discipline, conduit à opposer les premières analyses de la participation - très normatives - aux analyses contemporaines.

Cet historique prend la forme suivante. Les analyses de la participation ont d’abord été largement arrimées aux définitions de la citoyenneté. Les théories de la démocratie de participation, par leurs postulats et leur traitement de la participation, sont alors dominantes. Elles tendent à promouvoir “l’idée que l’autorité politique est soumise à la volonté du peuple, volonté qui elle-même s’exprime dans une participation intense à la gestion des affaires publiques”33. Ces analyses laissent cependant place, dans les années 1950, à des travaux empiriques qui montrent, contrairement au mythe du citoyen actif, un “citoyen peu informé, peu engagé, peu actif et peu autonome”34. Certains voient dans cette passivité un facteur de stabilité pour les démocraties, alors que d’autres condamnent cette situation en montrant que c’est à la structure même du champ politique que cette faiblesse de la participation doit être imputée. Aujourd’hui, est mis en exergue “un engagement politique diversifié, éclaté, d’un nouveau type où de vieilles modalités de participation et d’engagement meurent ou se marginalisent et de nouvelles modalités hésitent à naître”35. C’est ainsi que l’analyse de la participation politique a vu ses objets se multiplier, les enquêtes de terrain devenir plus nombreuses et précises, dessinant des modes différenciés d’engagement politique, souvent plus labiles, parfois temporaires, accordant la plupart du temps plus de place à l’individu et ses motivations.

Le rappel de l’évolution de la recherche sur la participation politique36 - évolution qui conduit à aborder aujourd’hui les modes multiples et différenciés d’engagement politique construits par les citoyens - permet de mettre en exergue la rupture de ces analyses avec toute dimension prescriptive, avec les définitions du bon citoyen ou du régime idéal dorénavant renvoyées dans le champ de la citoyenneté. L’analyse de la participation politique est ainsi émancipée de sa grande soeur encombrante : l’analyse de la citoyenneté37.

La tension entre analyses de la citoyenneté - qui seraient théoriques et prescriptives - et analyses de la participation politique peut également se lire dans les problématiques adoptées par ces deux approches. Le passage de la seule attention au vote38 à une attention portée à des objets plus larges, et notamment des objets impliquant une action des citoyens, non plus pour choisir des représentants, mais pour peser sur les décisions que ceux-ci prendront, contribue à redéfinir la problématique centrale de la participation politique. C’est dorénavant la question de l’influence des pratiques de participation sur les décisions ou sur les gouvernants qui est privilégiée, plutôt que la question du choix de ces gouvernants et, à travers ce choix, la participation indirecte au gouvernement. La participation politique vise en effet “toute action volontaire ayant du succès ou aboutissant à un échec, organisée ou continue, ayant recours à des moyens légitimes ou non légitimes dans le but d’influencer le choix des politiques, la gestion des affaires publiques ou les choix des dirigeants politiques à tous les niveaux de gouvernement, local ou national”39. Or, parler d’influence à propos des citoyens semble, dans le cadre des théories de la citoyenneté, une hérésie tant ceux-ci sont réputés pouvoir, par leurs choix, décider de leurs représentants et de l’orientation politique qu’ils comptent privilégier40.

Enfin, la tension entre citoyenneté et participation politique semble également se jouer dans les outils que chacune de ces démarches mobilise. Les définitions du citoyen insistent sur une condition primordiale qui est l’arrachement de ce dernier à tout statut social imposé. Jean Leca rappelle ainsi que ce qui définit en propre le citoyen c’est, entre autre, “la séparation entre l’appartenance citoyenne et l’appartenance aux groupes sociaux auxquels on adhère plus immédiatement du fait de la prescription des rôles qu’ils imposent (et qui sont plus ou moins aisément intériorisés)”41. Or, l’analyse des pratiques de participation s’appuie très largement sur ces appartenances sociales pour rendre compte des comportements politiques. C’est ainsi que les variables dites lourdes - classe sociale, religion, patrimoine - sont très largement mobilisées dans l’explication et la prédiction des comportements politiques42.

La distance entre analyses de la participation politique et citoyenneté semble donc importante. Revendiquée par les chercheurs s’intéressant à la participation politique, elle a non seulement conduit à ouvrir le panel des objets de recherche, mais a aussi contribué au glissement d’une problématique axée sur la participation des citoyens au gouvernement à une problématique de l’influence des citoyens sur les professionnels de la politique et les décisions que ces derniers sont amenés à prendre. De plus, et paradoxalement, les variables retenues pour explicatives de ces comportements sont encore, dans leur très grande majorité, des variables ayant trait à l’appartenance des acteurs à des groupes sociaux.

Cette disjonction partielle et paradoxale entre analyses de la citoyenneté et de la participation peut être en partie réduite, grâce à l’exploration des rapports pratiques des citoyens au politique. Faire rupture avec les définitions surplombantes de la citoyenneté, faire rupture avec les approches structurelles de la participation, tel est alors l’enjeu que nous permet de relever la sociologie pragmatique tout en permettant de penser une citoyenneté en actes.

Notes
28.

Sophie Duchesne dresse le constat du manque d’enquêtes empiriques et se propose d’ “interroger des acteurs sociaux sur la façon dont ils se représentent eux-mêmes, dans leur rôle de citoyen. [Cela] contribuerait peut-être à la connaissance des systèmes d’identification qui sont au principe de l’activité politique ordinaire” [p. 22]. Sophie Duchesne, Citoyenneté à la Française, Paris, Presses de Sciences Po, 1997, notamment pp. 20 et s. On peut noter que la recherche novatrice de Sophie Duchesne reste, à l’heure actuelle, relativement esseulée.

29.

“Les résultats de l’analyse contribuent moins aux débats sur la théorie de la citoyenneté qu’à la connaissance de la motivation des actes dits “civiques””, Sophie Duchesne, op. cit., p. 23.

30.

C’est sur la nouveauté de l’approche empirique que Fred Constant insiste dans son ouvrage de synthèse sur La citoyenneté, Paris, Montchrestien, 1998, “Clefs Politique”, notamment pp. 65-71. La contribution de Sophie Duchesne permet de rendre compte d’une double perspective sur la citoyenneté : pour certains acteurs, la citoyenneté se définirait par la notion d’”héritage” - citoyenneté prescrite et héritée - alors que pour d’autres c’est une “citoyenneté des scrupules” qui prédominerait - citoyenneté plus fortuite et élective.

31.

Les citoyens interrogés doivent énoncer, in abstracto, ce que ce concept recouvre dans leur vie de tous les jours. On peut d’ailleurs noter que la démarche n’échappe pas totalement à ce que Jean Leca pressent quand il pose qu’ “il y a quelques chances pour que l’image [d’un citoyen, parfait middle of the road-man] émerge avec quelques variations mineures de n’importe quelle enquête par entretiens conduite dans une démocratie occidentale, mais elle ne donnera aucune idée de la variété des attitudes ni de la présence ou de l’absence de syndromes (...). Elle ne sera guère plus utile que l’image diffusée par l’instruction civique” [cf. Jean Leca, “Individualisme et citoyenneté”, in Pierre Birnbaum (dir.) et Jean Leca (dir.), Sur l’individualisme, op. cit., p. 177].

32.

On pourra notamment se référer à deux ouvrages présentant cet historique de la discipline de façon très proche : Nonna Mayer, Pascal Perrineau, Les comportements politiques, Paris, Armand Colin, 1992, “Cursus” ; Pascal Perrineau, “Introduction”, in Pascal Perrineau (dir.), L’engagement politique, déclin ou mutation ?, Paris, Presses de la FNSP, 1994.

33.

Nonna Mayer, Les comportements politiques, Paris, Armand Colin, 1992, “Cursus”, p. 6.

34.

Pascal Perrineau, “Introduction”, in Pascal Perrineau (dir.), L’engagement politique, op. cit., p. 15.

35.

Pascal Perrineau, “Introduction”, in Pascal Perrineau (dir.), L’engagement politique, op. cit., p. 16.

36.

C’est peut-être un peu abusivement qu’un parallèle est systématiquement tissé entre l’évolution de la recherche sur la participation politique et l’évolution de la participation elle-même.

37.

Cependant, ouvrir l’analyse à des pratiques considérées, jusqu’à la fin des années 1960, comme marginales ou dangereuses pour la démocratie, en montrant, d’une part, qu’elles font pleinement partie des ressources à dispositions des citoyens pour s’exprimer et que, d’autre part, leur analyse permet de mettre en exergue le fait que des individus - perçus comme inactifs, désintéressés par la politique et peu compétents - peuvent être, dans certaines circonstances, au contraire, très actifs, particulièrement informés, compétents et déterminés, c’est reconnaître l’amplitude des formes de participation politique et redonner un certain crédit à l’équation démocratie égale participation.

38.

On peut noter ici que si les études électorales restent un axe important de la science politique française, notamment sous l’égide du CEVIPOF [Cf. Daniel Gaxie (dir.), L’explication du vote. Un bilan des études électorales en France, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1989 (2ème éd.), “Références”, 450 p. ou encore Daniel Boy et Nonna Mayer (éds.), L’électeur Français en questions, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1990, “Références”, 249 p.], les analyses portant sur les partis politiques, pourtant considérés comme participant à l’expression politique des citoyens, se font dorénavant plus rares. Seuls les partis contestataires ont aujourd’hui les faveurs de l’analyse politologique. Cf. sur le FN, Nonna Mayer (dir.) et Pascal Perrineau (dir.), Le Front National à découvert, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1989, 365 p. ; sur les Verts, Daniel Boy, L’écologie au pouvoir, Paris, Presses de Science Po, 1995, 278 p.

39.

Myron Weiner, cité par Pierre Favre et Olivier Fillieule, “La manifestation comme indicateur de l’engagement politique”, in Pascal Perrineau (dir.), L’engagement politique, op. cit., p. 120.

40.

Pierre Favre et Olivier Fillieule, [“La manifestation comme indicateur de l’engagement politique”, in Pascal Perrineau, L’engagement politique, op. cit., p. 125.], en analysant les manifestations, tendent à récuser l’opposition traditionnelle entre, d’une part, des pratiques conventionnelles et, d’autre part, des pratiques non conventionnelles : il y aurait “utilisation conjointe du vote et de l’action collective pour tenter de maîtriser l’avenir”. Ces répertoires sont donc moins à opposer qu’à considérer dans leur agencement. D’ailleurs, la représentation politique et le vote ont été imposés historiquement comme modes légitimes de participation au gouvernement contre des actions protestataires plus directes ; ces dernières incarnent un autre axe sans pour autant être antinomiques au premier. Participation et influence se rejoignent alors.

41.

Jean Leca, “Individualisme et citoyenneté”, in Pierre Birnbaum (dir.) et Jean Leca (dir.), Sur l’individualisme, op. cit.

42.

Par exemple, dans L’électeur français en question, “vérifier que les “variables lourdes” continuent à dessiner les contours du paysage politique, montrer qu’aujourd’hui encore, la variable religieuse et la classe sociale demeurent les meilleurs prédicteurs des comportements électoraux constituent des données qu’il faut rappeler” cf. Annick Percheron, “Introduction”, in Daniel Boy et Nonna Mayer (éds.), L’électeur français en question, op. cit., pp.13-14.