3 - Penser une citoyenneté en actes

C’est un ensemble de glissements problématiques que l’on se propose d’opérer, grâce aux outils offerts par la sociologie pragmatique43, pour rendre compte et expliciter les traits d’une citoyenneté en actes. L’appui sur la sociologie pragmatique nous semble en effet particulièrement indiqué pour essayer de penser les rapports que les individus nouent avec le maire de Lyon dans leur geste épistolaire.

La rapide revue des postulats sur lesquels s’appuie la sociologie pragmatique permet d’indiquer les décalages d’une telle démarche, notamment en regard des approches de la citoyenneté et de la participation considérées ci-dessus. D’abord, la sociologie pragmatique se caractérise par l’attention portée à l’action des individus. Ces derniers sont alors moins considérés comme agis ou contraints par la société - “ce que la société fait de l’homme” - que comme des êtres agissant, des “actants” - “ce que fait l’homme de lui-même et des autres”. Cette attention aux cours d’action ouvre sur une double nécessité. D’une part, les acteurs ne sont plus considérés à travers des compétences a priori, et notamment des compétences cristallisées, mais à travers leurs performances (la question de la compétence est alors renvoyée comme résultat de l’analyse). D’autre part, les acteurs ne sont plus caractérisés a priori grâce au recours aux figures classiques de la discipline telles que les classes sociales, les agents, les femmes, les électeurs, etc. “Parce qu’elle prend pour objet d’abord les actions et toutes les actions, la sociologie pragmatique ne présuppose aucune anthropologie qui fixerait a priori les traits socialement pertinents des personnes qu’elle étudie”44. Ainsi, la sociologie pragmatique ne s’intéresse non pas aux acteurs tels qu’ils devraient être ou tels qu’ils seraient mais à ce qu’ils font.

L’attention portée aux actions des personnes permet de pointer les différentes qualifications que ces dernières reçoivent au cours de leurs actions mais aussi celles qu’elles produisent elles-mêmes pour définir les êtres - personnes ou objets - qui les entourent. Cette procédure de qualification indique le travail interprétatif effectué par les personnes dans le cours des actions et les êtres qu’elles considèrent comme pertinents. Les figures ou rôles sociaux que les personnes endossent, ainsi que les compétences dont elles font preuve, sont donc interprétés a posteriori comme le produit des interactions des personnes qui se confrontent dans une même scène. “Les acteurs et les agents sont remplacés, dans la sociologie pragmatique, par les performances d’actants capables de construire et de déconstruire par leurs pratiques et leurs discours les qualifications des situations dans lesquelles ils agissent”45. On ne s’étonne pas, alors, de la multiplicité des qualifications appliquées aux situations et aux êtres suivant les scènes.

Comment rendre compte de ces qualifications multiples, autrement dit des actions par lesquelles les personnes s’inscrivent dans différentes scènes, des façons dont elles négocient leur propre définition et celle des actants qui les entourent, bref, comment saisir ce qui apparaît pertinent pour une personne engagée dans une action ? Ce sont des modèles explicitant les compétences et dispositifs nécessaires pour mener à bien une action qui seront promus. Ces modèles sont, en quelque sorte, des modèles du second degré46 : ils rendent compte de la cohérence des actions entreprises par les individus dans des situations déterminées. Ces modèles sont également pluriels, répondant ainsi à la multiplicité des qualifications possibles47.

Ces éléments permettent d’envisager les courriers adressés au premier magistrat lyonnais sous un angle sensiblement différent : plutôt que de spéculer sur ce qu’est, in abstracto, un citoyen, de se pencher sur les compétences dont il devrait faire preuve pour accomplir un tel acte ou encore sur les effets48 des courriers sur le gouvernement local, on se propose de mettre l’accent sur les façons de procéder des acteurs, sur le comment de leurs actions. Comment, concrètement, les citoyens s’y prennent-ils pour interpeller le maire ? Quels mondes font-ils advenir dans leurs courriers et sur quels dispositifs et compétences s’appuient-ils ?

Pour expliciter les rapports engagés par les individus avec le premier magistrat lyonnais dans leurs courriers, on s’est attaché à décrire un régime d’interpellation, c’est-à-dire un ensemble de conventions actualisées par les personnes qui entrent en contact avec le maire pour lui faire part de leurs plaintes ou demandes. L’interpellation du maire répond en effet à un certain nombre de principes qu’on peut synthétiser sous les traits de grammaires.

Il y aurait une grammaire de l’interpellation, c’est-à-dire “des règles à suivre pour agir d’une façon suffisamment correcte aux yeux des partenaires de l’action”49. Sans préjuger du contenu même du discours, cette grammaire indiquerait les règles auxquelles le locuteur doit se plier, dans une situation précise et face à un interlocuteur spécifique, afin d’être considéré comme digne de crédit et son intervention pertinente et convaincante. Cette grammaire dessinerait donc les règles qu’honorent les épistoliers, dans leur présentation, dans leur identification du maire, dans l’emploi de certains arguments. Elle formerait, en définitive, le canevas auquel les individus qui veulent écrire au maire et être entendus se plient de fait. Pourtant, dans le cas des échanges épistolaires entre le maire et ses concitoyens, les rapports institués ne peuvent se résumer à une seule et unique grammaire ou, pour le dire autrement, il existe plusieurs règles d’interpellation différenciées, dessinant chacune un type spécifique d’interpellation. Il est alors plus juste de parler d’un “régime d’interpellation” autorisant et accueillant une multiplicité de grammaires. Comment concevoir ces différentes grammaires d’interpellation ?

Une lecture rapide des courriers adressés au premier magistrat montre combien les sujets abordés par les épistoliers sont divers, les façons d’entreprendre le maire et de conduire l’échange disparates. Cette disparité ne laisse entrevoir aucune règle unique régissant les échanges. Ceci n’a rien d’étonnant si l’on considère que les grammaires, dont on attend qu’elles soient mises en oeuvre par les individus inscrits dans certaines situations, constituent des règles latentes, qui “sommeillent”, dont l’explicitation ou le rappel est rarement nécessaire. L’explicitation et la réaffirmation des règles ne sont en effet indispensables que dans des circonstances spécifiques. Ce n’est que “lorsque s’ouvre l’horizon de la co-présence que se pose la question de la traduction ou de l’explicitation des actions”50. La justification des actions et par conséquent l’explicitation des principes qui en sont à l’origine ne sont requis que dans des situations particulières, lorsque certains, dont le sens de la normalité a été choqué, réprouvent le manquement aux règles et demandent au fautif des explications voire des excuses. Une grammaire n’est ainsi jamais aussi bien révélée qu’au moment où elle est mise en danger puisque c’est alors qu’un certain nombre d’acteurs, ici les agents municipaux, rappellerons ou expliciteront à celui qui s’en éloigne trop la teneur des règles dont le suivi était attendu51.

Cependant, le système de sanction ou les épreuves que doivent surmonter les épistoliers s’adressant au maire de Lyon semblent relativement faibles. Si certains courriers, notamment parmi les plus injurieux ou les plus incompréhensibles, ne reçoivent aucune suite et d’autres une réponse municipale propre à rappeler les règles “élémentaires” de la bienséance et du débat, une grande tolérance semble cependant présider à la réception des courriers des simples citoyens. Si cette tolérance indique combien l’espace politique est ouvert à des formes disparates, plurielles de discours, elle ne permet guère, méthodologiquement, d’envisager les règles d’interpellation attendues et anticipées par les épistoliers. Comment, dans ces conditions, penser les grammaires d’interpellation du maire mises en oeuvre par les interpellants ?

Le recours à la distinction entre situations sous contraintes de publicité et situations où ces contraintes sont minimes voire nulles pourrait servir de point d’appui pour penser les grammaires d’interpellation dont usent les épistoliers. On sait en effet que les modes d’engagement reconnus pertinents dans l’espace public52 sont sensiblement différents de ceux animant des espaces familiers53. Pourtant, ces écrits doivent-ils être considérés comme des relations privées ou publiques au maire ? Si la forme épistolaire et la construction, dès le XVIIème siècle, de la lettre comme lieu d’expression de l’intime, ainsi que l’absence de tout public autour de ces courriers incitent à considérer les échanges initiés dans ces écrits sous l’angle d’une communication strictement privée, il semble pourtant qu’ils ne peuvent être réduits à cet état. La forme épistolaire accueille en effet bien des discours dont peu relèvent en définitive de l’image d’Epinal selon laquelle sont privilégiés les épanchements du coeur. Quant à l’absence de tout public, cette assertion mérite d’être relativisée non seulement parce qu’il est aisé de constater que dans ces courriers un grand nombre d’acteurs est rendu présent mais aussi parce que le maire lui-même constitue un destinataire dont la qualification de public ou de privé ne dépend pas d’une instance extérieure - le chercheur - mais bien de l’épistolier lui-même.

C’est donc en prêtant attention aux discours que les acteurs tiennent dans leurs écrits, à la façon dont ils se présentent, à la façon dont ils caractérisent le maire, aux attentes qu’ils en ont et à la façon dont ils anticipent les attentes de leur partenaire épistolaire, aux dispositifs - notamment présents dans l’espace politique - sur lesquels il s’appuient que l’on est susceptible de rendre compte de ces différentes grammaires, des modes pluriels d’interpellation du maire, des façons différenciées dont les citoyens construisent leur relation avec leur interlocuteur et, plus avant, avec le monde politique local.

Les individus qui écrivent au maire construisent dans leurs courriers une relation chaque fois spécifique avec ce dernier. Plus précisément l’analyse montre que les rôles qu’ils endossent et ceux qu’ils attribuent au maire vont de pair, ils se répondent. Ainsi, à une définition du maire donnée par les épistoliers correspond une définition symétrique que les épistoliers donnent d’eux-mêmes. Ce sont ainsi des couples et, à travers eux, des relations spécifiques qui se dessinent. Bien plus, la promotion de ces couples appelle un certain type d’argumentaire. Chacun des courriers présente ainsi une certaine homogénéité.

Il pourrait alors y avoir autant de définitions conjointes des individus et du maire qu’il y a d’épistoliers. L’analyse montre pourtant que les rôles qu’endossent les citoyens et les figures qu’ils prêtent au maire sont en nombre limité. Les façons de caractériser le maire, mais aussi les façons de se présenter soi-même, et ce tout en restant crédible, ne sont pas en nombre infini. Plusieurs types de relation peuvent ainsi être repérés, tous construits à partir de configurations conventionnelles de l’espace politique, explicites ou latentes, plus ou moins présentes dans l’espace public, plus ou moins cristallisées dans des dispositifs et, la plupart du temps, ayant fait l’objet d’un travail de construction historiquement définissable. Les figures du maire et des épistoliers qui se font écho dans ces courriers reproduisent ainsi, en les actualisant, des relations possibles entre les citoyens et le gouvernement local dans la France contemporaine.

Nous avons pour notre part relevé six grammaires ou modes d’interpellation différents54: le modèle citoyen, le modèle aristocratique, le modèle de la sujétion, le modèle de l’action collective, le modèle industriel, le modèle pamphlétaire. Ces différents modèles d’interpellation, à l’instar des cités du régime de la justification, sont construits à partir d’une analyse détaillée des courriers et étayés par des constructions de théorie politique55. Ils éclairent les différentes façons qu’ont les citoyens de s’inscrire dans, et de construire, une relation avec le maire56, et présentent, ainsi, différentes configurations d’interpellation possibles. Sont tout d’abord définies la position d’élocution que l’individu endosse c’est-à-dire la figure sous laquelle il intervient et la position attribuée au maire. Ces définitions conjointes se font écho. Pourtant, il s’agit moins de positions strictement équivalentes - que la distance entre les simples citoyens et le maire rend peu probables - que de l’inscription de ces positions le long d’un même axe : les actants peuplant ces courriers doivent pouvoir être comparables, c’est-à-dire situés sur une même échelle, occuper un ordre de grandeur commun. Ces modèles d’interpellation permettent ainsi, à l’instar des cités du régime de la justification, de saisir les ordres de grandeur que les individus mobilisent quand ils s’adressent au premier magistrat. Ces ordres de grandeur, inscrits dans la définition conjointe des actants, se prolongent dans les argumentaires et les formes d’expression que ceux-ci mettent en oeuvre. Chaque type d’interpellation s’accompagne ainsi de l’usage préférentiel de certains arguments et, par conséquent, de l’exclusion parallèle de certaines ressources. Ce sont ces modèles qu’il convient maintenant de détailler.

Le modèle citoyen est très proche de la cité civique décrite par Luc Boltanski et Laurent Thévenot dans De la justification 57. Informé par l’approche rousseauiste, il met en scène un citoyen informé, responsable, doué de raison et qui entend ouvrir un débat contradictoire avec un maire considéré comme un simple citoyen et qui doit, de par sa position, se faire le commissaire du peuple. Une forme d’équivalence est ainsi tissée entre l’épistolier et le maire sous la figure générique de l’individu raisonnable. Ce sont essentiellement des arguments fondés sur une raison supposée partagée qui seront alors mobilisés. Cette configuration dessine également les critiques qui peuvent être adressées au maire : une distance jugée hautaine à l’égard des citoyens, le non-respect des voeux des électeurs, le non-respect des promesses électorales, une attitude anti-démocratique se traduisant par le rejet de l’avis motivé des citoyens, sont autant de caractères qui pourront être reprochés au maire dans une telle configuration.

Le modèle aristocratique, ainsi que son pendant, le modèle de la sujétion, sont construits sur une même caractéristique de l’élection. Comme l’indique Bernard Manin58, l’élection abrite simultanément un caractère démocratique et un caractère aristocratique. Le caractère aristocratique de toute élection repose sur la présence d’un principe de distinction opposant socialement les élus de leurs électeurs. Dans les deux modèles, aristocratique et de la sujétion, ce caractère distinctif de l’élu est rendu pertinent. Ainsi, dans le modèle aristocratique, les individus mettront en valeur les différents titres distinctifs dont ils peuvent se prévaloir et qui font leur grandeur (médailles, profession prestigieuse, connaissance de réseaux de personnes “bien placées”, etc.). Le maire sera également considéré comme un grand. Les rapports entre les épistoliers et le maire seront alors ceux que peuvent entretenir des personnes partageant des caractéristiques sociales distinctives. Le discours de l’entre-nous, la complicité des grands, le déploiement d’arguments qui ne seraient que peu recevables dans l’espace public feront la trame de leurs échanges. Les critiques opposées au maire viseront alors principalement sa personne, sa bêtise, en un mot sa petitesse en regard du statut qui est le sien.

Les individus s’inscrivant dans le modèle de la sujétion, s’ils promeuvent une définition similaire de leur interlocuteur municipal, se rabaissent, en revanche, de façon à incarner la figure du sujet. Sans se démunir de toute humanité, ils incarnent des personnes sans qualités. Cet écart de grandeur ouvre sur une relation déséquilibrée entre le maire et les interpellants. Cependant, cet écart crée une dette du grand vis-à-vis des petits qui l’implorent. Ainsi, le maire, conçu comme tout puissant, doit assurer sa protection et sa bienveillance aux épistoliers qui l’interpellent. La faiblesse et l’impossibilité d’agir des individus tiennent lieu d’arguments pour motiver l’intervention d’un maire nécessairement épargné par la critique.

Le modèle de l’action collective est fondé sur des relations faisant intervenir la question du nombre. Les citoyens ne sont plus des individus mais des porte-parole, des groupes, des associations, traitant sur un pied d’égalité avec un maire défini comme représentant de l’ensemble des Lyonnais. Le rapport ainsi défini est celui régissant des groupes de grande dimension, se prévalant d’une représentativité et produisant des arguments valables en toute généralité. La définition conjointe des interlocuteurs par leur puissance numérique conduit à privilégier un rapport de force qui se résout la plupart du temps dans la mise en place de relations de coopération. L’importance accordée au nombre explique très largement que les critiques faites au maire concernent principalement son manque de représentativité et partant le caractère autoritaire de ses décisions.

Le modèle industriel met en scène des interlocuteurs définis dans un même système rationnel empreint de valeurs civiques. Les citoyens ont, dans cette perspective, un certain nombre de devoirs légaux et moraux à accomplir. En retour, le maire est, lui aussi, considéré comme devant assumer sa charge au mieux, en faisant preuve de bon sens et en répondant à la nécessité d’être un bon gestionnaire. Les citoyens et le maire sont immédiatement inclus dans un système dont la bonne tenue et l’efficacité sont garantis par l’occupation fonctionnelle de chacune des places et par le dévouement encadré de chacun des acteurs. Le rapport entre les citoyens et le maire est ainsi médié par leur rapport au tout. Aux arguments de type juridique s’ajoutent des incises morales permettant aux citoyens de critiquer un maire qui ne remplirait pas les devoirs de sa charge.

Enfin, le modèle pamphlétaire est occupé par des citoyens se revendiquant d’une forme pure d’engagement politique. Ces derniers se présentent comme garants des idéaux politiques, investis et seuls à détenir la vérité. Le maire incarne en revanche une politique néfaste, qui, sous prétexte des mêmes idéaux, ne fait que les pervertir. Deux mondes s’opposent alors : au monde de la pureté politique incarné par les pamphlétaires s’oppose le monde politique politicien qu’il convient de condamner, avec violence s’il le faut. Le pamphlétaire use alors d’arguments, et plus souvent d’assertions, susceptibles de convertir le maire. La relation instaurée est alors paradoxale puisque c’est au nom d’une politique intègre que les citoyens critiquent vertement le maire qui en signe la déchéance.

Ces modèles dessinent autant de configurations mises en oeuvre par les épistoliers pour interpeller le maire de Lyon. Quels enseignements cette typologie permet-elle de tirer ? D’abord, ce qui est généralement subsumé sous le terme générique de rapport aux institutions, de rapport au maire, est redevable d’une analyse montrant que ces rapports sont multiples, différenciés. Une multiplicité de grammaires d’interpellation se révèle en effet grâce à l’attention portée aux modes d’expression et de présentation des épistoliers dans les courriers qu’ils adressent au premier magistrat. L’existence de cette pluralité de modes d’interpellation montre ainsi que, loin de se réduire à un rapport unique et monolithique, les relations que les épistoliers entretiennent avec l’espace politique local sont plurielles. Il n’existe donc pas un rapport au maire mais bien des rapports possibles.

A travers ces modèles d’interpellation, on découvre un maire tour à tour considéré comme un simple citoyen, un homme politique ou encore une personne, et la municipalité comme responsable, se devant d’intervenir et de répondre aux demandes qui lui sont formulées ou, au contraire priée de s’abstenir de toute action. Bien plus, ces différentes qualifications du maire et de la municipalité indiquent les différentes conceptions du pouvoir communal mobilisées par les citoyens dans leurs écrits. Les différents modèles sont en effet autant de façons homogènes d’appréhender l’ordre politique local et la place que les différents actants s’y adjugent. Mais les ordres politiques dessinés par les épistoliers ne relèvent aucunement de leur imaginaire : ce sont très largement des ordres conventionnels. Ils sont ancrés dans des éléments et des dispositifs présents dans la culture politique française. Ces conceptions ne sont ni purement abstraites ni totalement idiosyncrasiques. Elles sont au contraire adossées à des images et des dispositifs faisant tenir l’espace politique et sont largement partagées, non seulement par les individus qui s’expriment mais aussi par les professionnels de la politique. A travers ces différents modèles, on découvre ainsi les différentes façons dont les individus se saisissent, traduisent, s’approprient et expriment des conceptions politiques déjà présentes dans l’espace public. En creux, on peut également prêter attention aux façons dont le personnel politique s’inscrit, entretient et confirme de telles conceptions. Ces modèles permettent en effet d’interroger la sphère politique professionnelle en notant que ce qui fait le métier d’élu local relève probablement de la combinatoire des différentes qualités prêtées au maire dans ces modes différenciés d’interpellation. Ces différents modèles permettent ainsi d’expliciter les différentes conceptions, en acte et partagées, que les individus peuvent se faire du monde politique local.

La pluralité des modes d’interpellation disponibles constitue alors autant de ressources59 pour les individus désirant exprimer leurs demandes ou plaintes au maire de la ville. Sachant que les différents modes d’interpellation ne sont pas strictement corrélés à des groupes sociaux60, une certaine liberté est alors laissée aux épistoliers dans le choix de la grammaire qui leur paraîtra la plus pertinente compte tenu de la situation dans laquelle ils s’inscrivent. Cette distance entre groupes sociaux et modèles d’interpellation laisse la possibilité aux citoyens d’user de ces formes d’interpellation suivant les circonstances, adaptant leurs modes d’expression et présentation en fonction de leurs aptitudes, des demandes ou réclamations qu’ils veulent formuler, de la personne à qui elles s’adressent et des objets sur lesquels leur intervention porte. En effet, les différentes grammaires d’interpellation, bien que présentant des exigences similaires, n’ouvrent pas les mêmes possibilités critiques. Certains types d’interpellation permettront ainsi à ceux qui les honorent de porter leur critique non seulement sur un objet spécifique mais aussi sur le maire lui-même alors que d’autres types d’interpellation restreindront les possibilités mêmes de produire de telles critiques. Le modèle de la sujétion, par exemple, ne permet qu’une critique feutrée n’atteignant en aucune manière le maire, quand le modèle citoyen permet, en revanche, une critique beaucoup plus incisive prenant, s’il le faut, le maire pour cible. De même ces différentes grammaires impliquent une mise en oeuvre plus ou moins aisée. Certaines plaintes portant sur des objets largement débattus dans l’espace public seront par exemple tendanciellement plus exprimées grâce à une grammaire citoyenne qu’à une grammaire industrielle. La pluralité des modes d’interpellation possibles permet ainsi aux différents acteurs de s’inscrire, en fonction de leur qualités sociales et surtout des situations qu’ils exposent dans leurs courriers, sur différents registres sans être totalement dépendants d’une forme unique et monolithique de relation. Ces modèles différenciés peuvent en effet être empruntés par une même personne, suivant les circonstances dans lesquelles elle se trouve. Le rôle que la personne endosse n’étant que très rarement indexé sur un statut social, il permet ainsi à un seul et même individu de parcourir plusieurs types de relation.

Cette pluralité des rôles à disposition des épistoliers et leur capacité relative à les endosser tour à tour indique une forme de distance des individus aux statuts prescrits et aux statuts socio-économiques. Cette distance permet alors de parler pleinement de citoyens. Les relations que ceux-ci construisent avec le premier magistrat renseignent alors sur les formes multiples que peut prendre une citoyenneté en actes61.

La construction de ces grammaires d’interpellation et, plus avant, des formes différenciées de relations citoyennes, a été permise par l’exploration approfondie d’un certain nombre de courriers. Le terrain spécifique que constituent ces écrits tient donc une place primordiale dans la modélisation des grammaires d’interpellation du maire.

Notes
43.

La sociologie pragmatique est un courant qui commence à être aujourd’hui relativement structuré. Outre l’ouvrage souvent considéré comme pionnier de Bruno Latour et Steve Woolgar, La vie de laboratoire. La production des faits scientifiques, Paris, La Découverte, 1988, on se référera principalement à l’ouvrage de Luc Boltanski et Laurent Thévenot qui inaugure le geste pragmatique de la sociologie française : De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991, 482 p. La démarche adoptée dans cet ouvrage est systématisée et explicitée dans Luc Boltanski, L’amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l’action, Paris, Métailié, 1990, 382 p. Un grand nombre de travaux sont dorénavant disponibles en la matière, que l’article de Marc Breviglieri et Joan Stavo-Debauge permet de recenser cf. “Le geste pragmatique de la sociologie française. Autour des travaux de Luc Boltanski et Laurent Thévenot”, Ethnographica, (à paraître). Par ailleurs l’article de Thomas Bénatouïl, “Critique et pragmatique en sociologie. Quelques principes de lecture”, Annales Histoire Sciences Sociales, mars-avril 1999, n°2, pp. 281-317, permet de faire le point sur les apports et appuis de cette sociologie.

44.

Thomas Bénatouïl, “Critique et pragmatique en sociologie”, Annales Histoire Sciences Sociales, op. cit., p. 297.

45.

Id. Ibid., p. 298.

46.

Cette construction du second degré se fonde sur “les objets de pensée construits par la pensée courante de l’homme menant sa vie quotidienne parmi ses semblables et s’y référant”, cf. Alfred Schutz, Le chercheur et le quotidien, Paris, Méridiens Klincksieck, 1987, “Sociétés”, p. 11.

47.

La pluralité des modèles “marque un refus de la stratégie sociologique qui aurait consisté à ordonner les différents types d’actions selon leur poids ontologique ou selon leur place dans la chaîne des causes et des effets”. C’est ce que l’on entend généralement par principe de symétrie, principe interdisant de concevoir des hiérarchies entre les modèles et par conséquent d’en négliger certains. Cf. Thomas Bénatouïl, “Critique et pragmatique en sociologie”, Annales Histoire Sciences Sociales, op. cit., p. 296.

48.

La question des effets est a priori pertinente pour les personnes qui écrivent au maire. Elle l’est également pour le destinataire des courriers. Cependant, s’interroger sur les effets des courriers conduit principalement à questionner la structure de réception de ces derniers et les contraintes qu’elle fait peser sur les individus, au détriment des ajustements avec le maire et l’institution municipale que ces derniers opèrent dans leur engagement épistolaire.

49.

Cf. Cyril Lemieux, Mauvaise presse. Une sociologie compréhensive du travail journalistique et de ses critiques, op. cit., p. 110. Cette notion de grammaire est fortement corrélée à ce que l’auteur entend pas principe de solidarité : “ce que nous appelons principe de solidarité correspond au refus, classique en sociologie, de présenter l’action individuelle et l’individu lui-même comme s’ils existaient d’emblée d’une manière totalement autonome et indépendante, et comme s’ils n’entrent en relation avec d’autres actions et d’autres individus que de façon vierge et a posteriori. (...) Ce que l’on observe ce sont plutôt des actions et des individus dont l’horizon est toujours déjà lié aux actions des autres et à d’autres individus que soi”, pp. 109-110.

50.

Marc Breviglieri, Joan Stavo-Debauge, “Le geste pragmatique de la sociologie française”, Ethnographica, op. cit.

51.

Le rappel à l’ordre permet, en pointant les fautes de grammaire, de réaffirmer les règles dont on attend du locuteur qu’il s’y plie. Ces fautes peuvent être de deux ordres : les fautes de grammaires peuvent venir d’une confusion entre deux grammaires différentes dont l’une n’est que peu pertinente dans la situation engagée [cf. Cyril Lemieux, Mauvaise presse, op. cit., p. 119] ; les fautes de grammaires peuvent également tenir au fait que l’individu “en fait trop”. Reconnaissant les exigences interlocutoires qui lui sont demandées, il essaie de s’y conformer alors même qu’il n’est parfois pas en mesure de les mettre en oeuvre [cf. Luc Boltanski, “La dénonciation”, Actes de la recherche en sciences sociales, op. cit.].

52.

Cf. Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification, op. cit.

53.

Cf. Laurent Thévenot, “Le régime de familiarité. des choses en personnes”, Genèses, n°17, 1994, pp. 72-101. Marc Breviglieri, L’usage et l’habiter. Contribution à une sociologie de la proximité, Paris, EHESS, Thèse de doctorat en Sociologie, 1999, 463 p.

54.

Chacun des modèles expose une logique et une configuration d’interpellation propre. En effet, parler de grammaire d’interpellation, c’est s’éloigner des catégories idéal-typiques weberiennes pour envisager des ordres de grandeur cohérents et incompatibles. Il ne s’agit aucunement de modèles idéal-typiques conduisant à reconnaître dans les différents courriers des configurations hybrides ou impures. Tout au plus peut-on imaginer que des compromis, fruits d’un travail collectif, peuvent être passés entre différents modes d’interpellation. Les grammaires sont exclusives les unes des autres : une personne s’engageant dans un type d’interpellation ne peut s’inscrire parallèlement dans un autre type.

55.

La démarche de conception des différents modèles d’interpellation est très largement inductive. Contrairement au travail entrepris par Luc Boltanski et Laurent Thévenot dans Les économies de la grandeur, le point de départ consiste moins dans l’analyse d’une configuration spécifique répondant a priori à un certain nombre de critères - toutes les situations où des personnes sont amenées à se justifier - que dans l’analyse d’une situation spécifique d’échange épistolaire entre des citoyens et le maire de Lyon. La description minutieuse de chaque courrier, doublée d’un travail systématique de comparaison des lettres entre elles, nous a conduit à observer un certain nombre de récurrences et à construire, petit à petit, des modèles homogènes d’interpellation. Si cette distance par rapport au régime de la justification écarte le régime d’interpellation d’une simple application aux courriers des cités animant la justification publique, il n’en reste pas moins que la référence à De la justification demeure importante. D’abord, les apports méthodologiques de cet ouvrage qui fait office de référence dans une perspective sociologique naissante nous ont été d’un grand secours. Ensuite, certains modèles d’interpellation ont trouvé, dans les différentes cités de De la justification, des résonances très fortes.

56.

Ces différentes propositions ne prétendent pas à l’exhaustivité. On peut en effet très bien imaginer que dans des villes de plus petite taille, où les relations aux élus sont différentes, d’autres modèles puissent être pertinents.

57.

Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification, op. cit.

58.

Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 1996, “Champs”, pp. 125 et s.

59.

Thomas Bénatouïl note ainsi que “la possibilité pour les personnes du passage d’un régime d’action [ou d’une grammaire] à un autre introduit un certain degré de liberté dans leurs actions”. Il précise alors que “l’approche pragmatique souligne que les capacités réflexives des agents leur permettent d’aborder les structures comme des ressources (ou des cibles) de leurs actions (à ceci près, là encore, que l’usage de ces ressources “obéit” à des règles complexes propres à chaque régime d’action”. Cf. “Critique et pragmatique en sociologie”, Annales Histoire Sciences Sociales, op. cit., p. 299, notamment note 19.

60.

Les rares éléments sociographiques dont on a pu disposer ainsi que l’analyse de différentes lettres d’une même personne tendent à indiquer qu’aucune corrélation stricte entre modes d’interpellation et groupes sociaux ne peut être relevée, même si, tendanciellement, certains modes seront plus parcourus par certaines catégories de personnes. C’est ainsi que le registre de la sujétion sera plus souvent saisi par des personnes situées vers le bas de la hiérarchie socio-économique alors que le principe aristocratique sera, en revanche, plus souvent mobilisé par des acteurs se situant vers le haut de cette même échelle.

61.

Ces modes d’interpellation ne prétendent aucunement à l’exhaustivité, bien que le nombre de “mondes politiques“ partagés par les différents acteurs soit nécessairement limité.