3.1 Approche méthodologique

Nous avons pu recueillir environ 850 courriers adressés entre 1989 et 1997 aux différents maires de Lyon. A cette fin, il nous a d’abord fallu obtenir l’autorisation de la municipalité lyonnaise. Même si nous ne demandions à consulter que des courriers de “simples citoyens” - excluant ainsi des lettres qu’on pourrait juger plus “politiques” comme celles provenant de personnalités, de groupes ou d’associations62 -, on aurait pu s’attendre à ce que la municipalité nous refuse leur communication ne serait-ce qu’en raison de la dimension personnelle de certaines missives ou encore en raison du caractère privé attribué par la municipalité à ces missives63. Or, contre toute attente, passé l’étonnement devant l’incongruité de cette requête, la municipalité lyonnaise n’a émis que peu de réserves en ce qui concerne la consultation de ces missives. Dans une première phase d’enquête, le chef de cabinet de Michel Noir nous a reçu et nous a orienté sur Alain Jakubowicz, 13ème adjoint chargé du respect des droits. La compréhension dont ce dernier a fait preuve nous a permis d’accéder aux nombreux courriers traités par sa délégation et adressés au maire de Lyon. Si, dans un premier temps, les conditions de consultation étaient encadrées, elles se sont peu à peu assouplies de telle sorte que l’on a pu faire des photocopies des documents64, nous permettant ainsi des allers retours continus entre description des lettres, formulation d’hypothèses, construction de modèles et vérification empirique de la pertinence de ces derniers. L’agrément de cet adjoint de formation juridique, avocat au barreau de Lyon, a sans nul doute permis d’éteindre un certain nombre de réticences d’ordre juridique qui n’ont pas manqué de nous être opposées par d’autres interlocuteurs dans la seconde phase de l’enquête. Cette “jurisprudence” a en effet été déterminante lorsque, dans un deuxième temps, nous avons décidés, afin de compléter les courriers reçus par la délégation au respect des droits, de consulter des missives provenant d’autres délégations et du cabinet du maire. A cette occasion, si le maire Raymond Barre, le chef de cabinet, le directeur de cabinet et le directeur du bureau du cabinet, en somme l’ensemble de la hiérarchie du cabinet du maire a été prévenu de notre requête, aucun n’a émis d’avis négatif quant à la consultation de ces courriers. De façon générale on a donc pu bénéficier de la coopération de la municipalité lyonnaise65. Il reste toutefois que la communication de certains courriers a vraisemblablement répondu à quelques principes élémentaires de précaution : par exemple, les courriers du cabinet auxquels nous avons eu accès - environ 60 plis concernant des chutes de neige survenues en janvier 1997 à Lyon - sont en nombre limité, ils concernent un problème d’une importance toute relative dans la politique municipale, et ce d’autant plus que le non déneigement des rues dont le maire et les services municipaux sont accusés dans ces courriers relève des compétences de la Communauté Urbaine de Lyon. Certains courriers ont donc nécessairement échappés à notre recueil.

Le dépouillement des courriers auxquels nous avons pu accéder ne représente ainsi qu’une infime partie des courriers que le maire peut recevoir66. Un grand nombre de courrier nous a donc échappé. Cependant, l’objectif de l’étude consistait moins dans une lecture exhaustive de l’ensemble du courrier qu’un maire pouvait recevoir que dans l’analyse des relations que les citoyens pouvaient entretenir avec leur maire dans ces échanges épistolaires et au-delà, des grammaires qu’ils honoraient pour s’adresser au premier magistrat. Deux principes ont alors présidé à la constitution de notre corpus. D’une part, nous avons fait en sorte d’obtenir des courriers, spécifiquement adressés au maire de Lyon, portant sur des thèmes très différents. D’autre part, nous n’avons retenus que les courriers présentant des critiques - du maire, du monde politique, de la gestion municipale, etc.

Les courriers adressés au maire peuvent être traités soit par le cabinet du maire, soit par les adjoints compétents, soit par les services municipaux qui soumettent leur réponse à la signature de l’adjoint. La destination des lettres au sein de l’Hôtel de Ville recoupe en fait très largement la différence d’objets abordés par les épistoliers. Ainsi, pour constituer un corpus aussi large que possible, nous avons exploités des courriers traités aussi bien par le cabinet que par les adjoints. Dans un premier temps, 350 courriers ont été mis à notre disposition par l’adjoint chargé du respect des droits de 1989 à 1995. Ces courriers portaient sur le projet de construction de la grande mosquée de Lyon. Ce projet datant de la fin des années 1970, anime les débats municipaux au début des années 1980, avant de sombrer dans l’oubli à partir de 1986. En juin 1989, lors d’une émission télévisée, Michel Noir, interrogé par un auditeur à propos de ce projet, propose de signer un permis de construire pour une mosquée à partir du mois d’août. C’est le début d’une intense mobilisation des associations de quartier, des comités d’intérêts locaux, des partis politiques, largement relayés par la presse ; c’est aussi le début de très nombreux courriers individuels s’opposant à la construction de cet édifice. Ce corpus d’une taille exceptionnelle est particulièrement intéressant puisqu’il laisse présager la présence de stratégies discursives variées à propos d’un même thème. On pouvait donc s’attendre à ce que, sur un objet similaire, des grammaires d’interpellation différentes soient mobilisées.

Cependant, les lettres concernant la construction de la mosquée lyonnaise apparaissent assez peu représentatives des courriers qui font le quotidien de la municipalité. Nous avons donc explorés les courriers que les rédacteurs du cabinet du maire traitent ainsi que ceux des délégations réputées répondre à un grand nombre de lettres individuelles. Nous avons ainsi pu disposer de 60 lettres, fournies par le cabinet du maire, concernant des chutes de neige intervenues en janvier 1997. Ce thème plus prosaïque, touchant une grande partie de la population dans ses déplacements quotidiens permettait de considérer si les modes d’interpellation du maire étaient liés aux objets abordés par les épistoliers. Il reste qu’à l’instar du dossier mosquée de Lyon, celui du déneigement a été largement relayé par la presse. Il nous a alors paru intéressant de prolonger l’enquête vers des courriers d’individus soulevant des problèmes peu médiatisés. On s’est alors tourné vers des courriers orientés sur l’adjoint délégué aux espaces publics, espaces verts et environnement - aménagement des places publiques, squares ou parcs, éclairage urbain - (n = 180), vers l’adjoint chargé de la police municipale et des déplacements urbains (n = 40), vers l’adjoint chargé de l’emploi (n = 50) ou encore l’adjoint chargé du respect des droits - dossiers individuels - (n = 170). L’ensemble de ces courriers constitue un corpus qui, à défaut d’être exhaustif, nous paraît suffisamment large pour envisager différents modes d’interpellation du maire.

La constitution de ce corpus a ensuite obéit à une seconde logique : seuls les courriers faisant état de plaintes ou de problèmes ont été analysés. On a pu noter plus haut que la municipalité lyonnaise acceptait de répondre à la quasi totalité des courriers, interdisant ainsi de voir dans cette pratique de réponse un indice de la recevabilité des lettres. Une lecture attentive des courriers permet en revanche de considérer les efforts fournis par les épistoliers pour se rendre crédible. Or ces efforts sont d’autant plus importants que la teneur des courriers est critique. En effet, la critique exige, de la part des locuteurs, le déploiement d’argumentaires, l’explicitation a minima des raisons et des principes sur lesquelles la critique est prononcée ainsi que de préciser la position qui permet au locuteur d’émettre un telle critique. Nous n’avons ainsi retenu pour la construction des modèles d’interpellation les courriers de demandes ou de plaintes où les locuteurs indiquent leur déception ou leur mécontentement, ceux dans lesquels ils sont scandalisés et demandent des comptes ou encore ceux où ils accusent le maire, les services municipaux ou la société. Le dossier concernant la mosquée est à ce titre particulièrement intéressant : les locuteurs se devaient d’argumenter d’autant plus que la crainte d’être perçus comme raciste se profile immédiatement face à un tel thème.

Pour traiter ce corpus, et devant la dispersion des courriers - tant dans leur forme disparate, dans la multiplicité d’objets qu’ils abordent que dans les relations qu’ils traduisent - nous avons entrepris une double démarche. D’une part, nous avons dépouillé de façon très précise 290 lettres67. Nous avons systématiquement relevé les indices sociographiques dont les épistoliers égrènent leurs missives, les différents qualificatifs dont ils usent pour se caractériser et caractériser le maire, les types de problèmes qu’ils soulèvent ainsi que le vocabulaire auquel ils ont recours et enfin la matérialité des missives qu’ils adressent au maire (papier, usage d’une machine à écrire, fautes d’orthographe ou de syntaxe...)68. Ces différents éléments ont fait l’objet d’un traitement statistique69. Parallèlement à cette démarche, nous avons construit des modèles en nous attachant tout particulièrement à la description des liens avec le maire promus par les épistoliers dans leurs écrits. En confrontant systématiquement les figures que les scribes endossent et celles qu’ils prêtent à leur interlocuteur, nous avons établi un certain nombre de récurrences que nous avons travaillées en nous appuyant sur des textes théoriques. Cette modélisation, permise par le travail très détaillé opéré auparavant sur les courriers vient en retour donner sens aux données recueillies. C’est la confrontation entre l’attention systématique portée aux courriers et un travail de synthèse qui nous a permis de construire des modèles homogènes, discriminants et simultanément susceptibles d’accueillir des expressions toujours particulières.

Nous avons, parallèlement au travail sur ces courriers, entrepris de cerner la place que ces derniers tiennent au sein de la structure municipale ainsi que les modes de traitement qui leur sont réservés. Le recueil et la compilation des données produites par la municipalité à propos du courrier ainsi que des entretiens70 avec les responsables du service courriers ont permis de dresser un état du nombre de courriers reçus, de leur nature et de leur parcours au sein de la municipalité. On s’est ensuite intéressé à la façon dont ces missives sont traitées, en analysant par exemple les documents et consignes qui étaient remis aux rédacteurs arrivant au cabinet et en conduisant une quinzaine d’entretiens auprès des différentes personnes appelées à côtoyer et à intervenir de près ou de loin sur ces courriers et leurs réponses - cabinet du maire, adjoints, chefs de services... Ces entretiens nous ont permis de cerner le sort réservé à ces courriers, les consignes données quant à leur traitement, les façons de procéder ou de lire des professionnels de la réponse ainsi que les dispositifs et les schémas cognitifs sur lesquels ils s’appuient71.

Dans une première partie, on explorera les différentes approches qui nous ont permis d’aborder cette pratique singulière qu’est l’écriture de courriers au maire de Lyon (Partie I - La question démocratique : Tensions entre citoyenneté et participation politique). C’est d’abord la question de la citoyenneté, comme traitement des rapports entre les individus et les institutions politiques qui a retenu notre attention. La recension des différentes manières de considérer la relation citoyenne nous a permis de montrer que les définitions de la citoyenneté généralement proposées ne sont que d’un secours relatif dans le traitement des relations animant les épistoliers et le maire de Lyon (Chapitre 1 - Les écueils d’une approche en terme de citoyenneté). C’est alors vers une approche en terme de participation politique que l’on s’est tourné. Un premier travail de recension de l’importance numérique de ce mode de participation ainsi que d’exploration des caractéristiques sociales des épistoliers et des objets sur lesquels ils se prononcent a alors permis de répondre au déficit de données générales concernant ce type de pratique (Chapitre 2 - Le courrier adressé au maire de Lyon). Ce travail de recension effectué, on a envisagé ces courriers sous un double angle : comme illustration d’une prise de parole dont les effets sur le gouvernement local sont importants ; et, à l’inverse, en prêtant notamment attention à la structure de réception des courriers mise en place par la municipalité lyonnaise, comme révélateur de “l’exclusion” des profanes du monde politique (Chapitre 3 - Un premier cadrage dual mais limité : Le courrier entre participation politique et domination). Ces deux approches de la citoyenneté et de la participation politique sont apparues insuffisantes pour rendre compte des modes différenciés d’interpellation du maire.

Dans une deuxième partie, on s’est alors proposé de prolonger l’analyse d’une citoyenneté en acte (Partie II - Le régime d’interpellation du maire). A cette fin on a recensé, dans un premier temps, les outils théoriques pouvant être mobilisés pour comprendre au plus près ce que les citoyens engagent dans leurs échanges épistolaires avec le maire. La revue des différentes grammaires d’expression publiques et privées ayant déjà fait l’objet de développements a été un point d’appui précieux pour concevoir les spécificités de ce type d’interpellation (Chapitre 4 - Prolégomènes à une analyse du régime de l’interpellation). Ce n’est qu’alors que l’on a pu distinguer un certain nombre de modèles. Les chapitres suivants sont consacrés à l’exposition détaillée de chaque modèle. Les trois premiers sont axés autour de la question du vote. Il s’agit du modèle citoyen, du modèle aristocratique et du modèle de la sujétion (Chapitre 5 - Citoyens, aristocrates et sujets). Trois autres obéissent à des logiques extra électives. Il s’agit du modèle de l’action collective, du modèle industriel et du modèle pamphlétaire (Chapitre 6 - Les interpellations extra électives).

Notes
62.

Ce sont les courriers individuels de citoyens qui ont retenu notre attention. Cependant, dans les courriers qui nous ont en définitive été confiés, environ 150 proviennent d’associations ou de partis politiques. Ce panel nous a notamment aidé à construire le modèle de l’action collective.

63.

Il est d’ailleurs à noter que les lettres que nous avons pu consulter sous la mandature de Michel Noir, dorénavant stockées aux archives municipales de Lyon, sont inaccessibles pour une durée de trente ans.

64.

Les courriers, dans un premier temps “anonymisés”, ont en définitive pu être exploités dans leur intégrité. Ceci fut d’une importance capitale pour repérer les épistoliers récidivistes.

65.

Paradoxalement, c’est dans l’excès de zèle que réside le plus grand danger. Une fois l’accord des instances décisionnelles obtenu, ce sont en effet les secrétaires ou rédacteurs qui se voient chargés de mettre à disposition les courriers demandés. Il a pu arriver que certains agents bien intentionnés aient commencé à faire un tri des courriers qui leur semblaient les plus caractéristiques. Nous avons alors du faire valoir notre attachement à consulter l’ensemble des courriers, incluant ceux qui pouvaient paraître moins expressifs.

66.

Le cabinet du maire traite quelques 600 courriers par mois.

67.

Le dépouillement de chaque lettre est un travail particulièrement fastidieux. Lecture et relecture des lettres, création de la grille de saisie et des critères pertinents, amélioration de la grille, saisie des différentes lettres sont des opérations particulièrement lourdes en temps (en moyenne 4 à 5 heures par courriers), qui explique pour partie que l’ensemble des courriers recueillis n’ait pas été enregistré.

Les 290 lettres de notre corpus se décomposent ainsi : i) 190 lettres concernent la construction de la grande mosquée de Lyon ; ii) 60 lettres sont relatives à d’importantes chutes de neige intervenues en janvier 1997 ; iii) 40 lettres concernent des problèmes d’aménagement public au sens large (déplacements urbains, voirie, éclairage public, parcs...).

68.

La liste des différents items a été dressée en prenant appui sur des travaux antérieurs et notamment, Luc Boltanski, Yann Darée (coll.), “La dénonciation”, Actes de la recherche en sciences sociales, op. cit. ; Dominique Cardon, “Comment se faire entendre ? Les prises de parole des auditeurs de RTL”, Politix, n° 31, 1995, pp. 145-186 ; Dominique Cardon, Jean-Philippe Heurtin, “La critique en régime d’impuissance. Une lecture des indignations pour l’abbé Pierre”, Cinquième congrès de l’Association Française de Science Politique, 23-26 avril 1996, Table ronde n° 5. Les appuis de l’approche linguistique ont également été mis à profit, cf. Catherine Kerbrat-Orechioni, Les interactions verbales, Paris, Armand Colin, 1992, “Linguistique”, 2 tomes.

69.

La méthode et les résultats de cette enquête peuvent être consultés en annexes.

70.

La listes des entretiens peut être consultée dans les sources, en fin de volume.

71.

Le suivi du travail quotidien des services, l’assistance au tri des missives ou à la réunion hebdomadaire des rédacteurs du cabinet du maire nous ont été refusé. Aucun travail de terrain prolongé n’a donc pu être conduit.