1. La nation, un projet politique territorialisé

La nation, dans le modèle “classique” de la citoyenneté, est avant tout un projet politique : c’est une communauté de citoyens qui permet de penser ces derniers comme échappant à tout statut prescrit et comme participant activement à la vie politique. Cependant, cette communauté des citoyens reste inscrite dans un espace singulier, l’espace national qui assure la pérennité des premiers en les inscrivant dans une communauté de culture.

Dans l’optique de Dominique Schnapper, la nation échappe tant à sa définition ethnique qu’étatique - “entre l’ethnie et l’Etat il faut faire sa place à la nation”77. La nation n’est en effet en rien l’expression politique d’un groupe ethnique : d’une part, chaque groupe d’appartenance ou ethnie n’a pas nécessairement une expression politique ; d’autre part, l’ethnie, comme construit historique, n’a pas le privilège de constituer une strate plus fondamentale que la nation ; enfin et surtout, la nature du lien qui unit les hommes au sein de l’ethnie et au sein de la nation n’est pas la même. Si la nation comme communauté de citoyens se distingue donc de l’ethnie, elle se distingue également de l’Etat : la nation est une société organisée autour d’un contrat ou tout au moins pensant la participation des citoyens au pouvoir, alors que l’Etat n’en est que l’expression, et ce notamment au niveau international. Autrement dit, c’est la communauté des citoyens qui fonde la légitimité de l’Etat. “La spécificité de la nation moderne consiste à intégrer toutes les populations en une communauté de citoyens et à légitimer l’action de l’Etat, qui est son instrument, par cette communauté”78.

Cette fiction politique, pour dépasser la simple définition par la négative, se caractérise avant tout par le principe de souveraineté du peuple. Or, poser ce principe de souveraineté du peuple, c’est-à-dire lier nation et peuple c’est encore, pour Dominique Schnapper, mettre l’accent sur la nation comme construit politique. C’est bien à une logique politique qu’il faut se référer pour comprendre le lien entre les citoyens et abandonner par là les explications se fondant sur une logique communautaire, ethnique ou sociale79. Ce n’est qu’à cette condition que l’on peut penser l’ambition de la nation de “transcender par la citoyenneté des appartenances particulières, biologiques (telles du moins qu’elles sont perçues), historiques, économiques, sociales, religieuses ou culturelles, de définir le citoyen comme un individu abstrait, sans identification et sans qualification particulières, en deçà et au-delà de toutes ses déterminations concrètes”80. Pensée notamment contre les ordres de l’Ancien Régime, la nation permet la naissance d’un citoyen qui “se définit précisément par son aptitude à rompre avec les déterminations qui l’enfermeraient dans une culture et un destin imposés par sa naissance, à se libérer des rôles prescrits et des fonctions impératives”81.

Mais, si la nation, comme projet politique, s’appuie sur cette égalité des citoyens - issue “de la revendication de la liberté de l’individu, agissant comme acteur économique contre la société politique, [ainsi que] de l’effort pour garantir la liberté de l’homme privé en réduisant la sphère d’intervention de l’Etat” -, selon une deuxième tradition intellectuelle, elle se “propose de limiter le pouvoir de l’Etat par la participation active des citoyens aux affaires publiques”82. La nation démocratique “implique donc les principes du suffrage universel - participation de tous les citoyens pour choisir les gouvernants et juger des modes d’exercice du pouvoir - et la conscription - participation de tous les citoyens à l’action extérieure”83.

Cette conception de la nation peut ainsi se résumer à un ordre politique tissant un lien spécifique entre les citoyens, lien construit non seulement par la déclaration de l’égalité de statut de ces derniers, mais aussi par leur participation active aux affaires publiques84.

Notes
77.

Dominique Schnapper, La communauté des citoyens, op. cit., p. 38.

78.

Id. Ibid.., p. 49. C’est nous qui soulignons.

79.

Dominique Schnapper réfute par là l’approche qui a longtemps animé les sociologues : selon elle, “la pensée sociologique s’est en effet fondée au XIXème siècle en renversant l’idée, héritée de la tradition philosophique, de la primauté politique sur l’organisation économique et sociale et en analysant la place du social en tant que tel”. De plus, “la majorité des chercheurs en sciences humaines, étant donné leur sympathie pour le petit plutôt que pour le grand, pour le naturel plutôt que pour l’artificiel, évoque l’ethnie avec chaleur et condamne de manière plus ou moins claire la nation” ; Cf. Dominique Schnapper, La communauté des citoyens, op. cit., respectivement pp. 17 et 18.

80.

Dominique Schnapper, La communauté des citoyens, op. cit., p. 49.

81.

Id. Ibid.., p. 92.

82.

Dominique Schnapper, La communauté des citoyens, op. cit., p. 93. C’est cette distinction entre égalité des citoyens et participation politique qui distingue les droits civils des droits civiques. Rogers Brubacker en rend compte en distinguant une “révolution bourgeoise”, soucieuse d’inscrire l’égalité devant la loi, et une “révolution démocratique” d’abord préoccupée par la promotion des droits politiques c’est-à-dire la participation politique des citoyens. Or ces deux révolutions relèvent de traditions différentes. En effet, “la conception de la citoyenneté comme statut général de membre était un produit de la lutte séculaire des monarchies territoriales, centralisatrices, rationalistes, contre les libertés, immunités et privilèges des seigneurs féodaux et des corps organisés” [p. 73], alors que “la citoyenneté comme statut particulier donnant des droits politiques distincts, sa matrice sociale se trouve dans la cité autonome, la cité-Etat” [p.75]. Et de conclure : “Alors que la conception de la citoyenneté comme statut général, abstrait, était progressiste (reflet des luttes du souverain territorial contre les libertés archaïques, immunités et privilèges), la conception de la citoyenneté comme statut politique spécial était en fait une des ces institutions archaïques, fondées sur un privilège, que les souverains territoriaux cherchaient à détruire ou à marginaliser dans leur effort pour construire une citoyenneté générale d’appartenance à l’Etat” [p. 75]. Cf. Rogers Brubacker, Citoyenneté et nationalité en France et en Allemagne, Paris, Belin, 1997, notamment pp. 71-77.

83.

Dominique Schnapper, La communauté des citoyens, op. cit., p. 49.

84.

On n’est pas très éloigné, dans cette conception de la citoyenneté, de la pensée rousseauiste qui, contre les jusnaturalistes dissociant un pacte d’association (égalité des citoyens qui sont source de la souveraineté) et un pacte de soumission (exercice de la souveraineté), pose l’impératif d’un contrat social associant libertés des modernes et des anciens. Cf. Robert Dérathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, Paris, PUF, 1950, 463 p.