2. L’individu au coeur du modèle de la communauté des citoyens

Ce modèle est fondamentalement axé autour de la reconnaissance d’un individu autonome, abstrait89. Cette définition libérale90 de l’individu s’accompagne de la croyance selon laquelle le progrès réside dans l’émancipation de l’esprit humain des attaches de la religion et de la tradition. L’individu constitue alors une entité distincte, il est animé par des motivations propres et atteint de lui-même son équilibre91. Or, l’émergence de l’individualisme c’est “la possibilité de penser la société comme une somme d’individus dont l’existence autonome est préalable à leur insertion dans des groupes d’appartenance et des réseaux de dépendance”92. Ces individus ne tissent des liens, volontaires, que sous la forme du contrat - limité dans le temps et dans les objectifs93.

Cette notion d’individu constitue un des soubassements les plus importants de cette définition de la citoyenneté. Avec la naissance du citoyen, c’est la naissance d’une nouvelle forme de lien social qui est promue : l’association ou la société, à l’encontre de toute relation communautaire ou traditionnelle94. Cette forme nouvelle de lien social caractérise essentiellement les relations horizontales que peuvent entretenir les différents citoyens. C’est sans doute Siéyès qui en donne la meilleure illustration : “Je me figure la loi au centre d’un globe immense, tous les citoyens sans exceptions sont à la même distance sur la circonférence et n’y occupent que des places égales ; tous dépendent également de la loi, tous lui offrent leur liberté et leur propriété à protéger ; et c’est ce que j’appelle les droits communs de citoyens, par où ils se ressemblent tous”95. Égalité de statut, au-delà de toute appartenance naturelle, autrement dit au-delà des “relations caractérisées à la fois par des liens affectifs étroits, profonds et durables, par un engagement de nature morale et par une adhésion commune à un groupe social”96. Les relations de ces citoyens à l’Etat sont alors des relations non médiates, directes, fondées sur la capacité présumée de chaque individu, extrait de ses conditions particulières, de penser l’intérêt général. On retrouve ici les principes rousseauistes d’un individu capable d’abandonner son amour-propre au profit d’un attachement à l’intérêt général. Chaque individu est alors directement sous l’empire de l’Etat, qui n’est en définitive que l’expression de la volonté de tous les citoyens, de la volonté générale97.

Cette approche délibérément philosophique, dans la mesure où elle ne s’interroge que peu sur les processus de politisation de la nation et, inversement, de nationalisation de la politique, permet de rendre compte du cadre républicain idéal (typique ?). Cependant, une lecture plus attentive des processus à l’oeuvre dans la production et la promotion de la citoyenneté devrait permettre une approche plus fine des réalités et des enjeux auxquels toute analyse est irrémédiablement confrontée quand il s’agit d’essayer de penser la citoyenneté.

Notes
89.

On pourra consulter à ce propos Louis Dumont, Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, Seuil, 1983, “Points”, notamment p. 97-100 : “Pour les modernes, sous l’influence de l’individualisme chrétien et stoïcien, ce qu’on appelle le Droit naturel (par opposition au droit positif) ne traite pas d’êtres sociaux mais d’individus, c’est-à-dire d’hommes dont chacun se suffit à lui-même en tant que fait à l’image de Dieu et en tant que dépositaire de la raison. Il en résulte que, dans la vue des juristes en premier lieu, les principes fondamentaux de la constitution de l’Etat (et de la société) sont à extraire, ou à déduire, des propriétés et qualités inhérentes à l’homme considéré comme un être autonome, indépendamment de toute attache sociale ou politique” [p. 97]. D’où la définition de l’individu en tant qu’être moral proposé par Louis Dumont : il est “indépendant, autonome et ainsi (essentiellement) non social, tel qu’on le rencontre avant tout dans notre idéologie moderne de l’homme et de la société” [p. 84].

90.

Cf. Robert A. Nisbet, La tradition sociologique, Paris, PUF, 1984, “Sociologies”, p. 23.

91.

Cette conception a notamment été soutenue par les théoriciens du droit naturel selon lesquels “la société résultait d’une union rationnelle conclue, dans les cadres bien précis et délimités, par des individus libres par nature”. Cf. Robert A. Nisbet, La tradition sociologique, op. cit., p. 71.

92.

Jacques Ion, La fin des militants ?, Paris, Les Editions de l’Atelier / Editions Ouvrières, 1997, “Enjeux de société”, p. 20.

93.

A l’inverse, “la notion de communauté est fondée sur une conception de l’homme qui envisage celui-ci dans sa totalité plutôt que dans chacun des rôles qu’il peut occuper dans l’ordre social”, Cf. Robert A. Nisbet, La tradition sociologique, op. cit., p. 69.

94.

On ne reviendra pas ici sur cette opposition dont Robert A. Nisbet rend compte dans le chapitre 3 - intitulé La communauté - de son ouvrage La tradition sociologique, op. cit., pp. 69-138. Ferdinand Tönnies, Communauté et société. Catégories fondamentales de la sociologie pure, Paris, PUF, 1944, 247 p.

95.

Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers-Etat ?, Paris, PUF, 1982, “Quadrige”, p. 88. La métaphore du globe n’est pas ici sans faire penser à l’universalité des droits civils dont la généralisation a pour horizon l’humanité tout entière.

96.

Telle est la définition de la communauté donnée par. Robert A. Nisbet, La tradition sociologique, op. cit., p. 70

97.

C’est certainement ce principe de non médiation qui conduit Dominique Schnapper à entretenir une ambiguïté persistante dans la définition des partis politiques et de leur rôle. Les partis traduisent ainsi les discours particuliers dans l’espace général de la nation et donc dans les termes de l’intérêt général : “L’intégration de la nation se mesure au fait qu’en suscitant la participation et la mobilisation des citoyens, les partis incarnent des propositions spécifiquement politiques et qu’ils ne sont plus seulement l’expression des particularismes et des intérêts régionaux, sociaux, religieux ou ethniques” [p. 97-98]. Simultanément, les partis politiques semblent redevables d’une définition en termes d’intérêts particuliers propres à des groupes sociaux : “A la différence des partis, qui traduisent des revendications ethniques, religieuses, culturelles ou régionales - donc contraires à la logique propre de la nation -, les partis ouvriers s’appuyaient, eux, sur l’idée universelle de citoyenneté pour justifier leurs exigences” [p. 151]. Dominique Schnapper, La communauté des citoyens, op. cit.