L’approche analytique de la citoyenneté propose un cadre conceptuel d’intelligence des phénomènes politiques. Elle semble également très largement redoubler l’idée républicaine de la citoyenneté. Le concept de citoyenneté, outil d’investigation et de compréhension des réalités politiques et sociales, fait simultanément office de valeur légitimant un certain nombre de pratiques. Seule une mise en perspective historique et sociologique de la citoyenneté - qu’on circonscrira pour notre part à la France - permet de relativiser la pertinence du concept de citoyenneté tel que développé ci-dessus. C’est en pointant aussi bien les processus différenciés de développement de l’Etat-nation que la disparité des pratiques de participation politique que l’on se propose de conduire la critique du concept classique de citoyenneté.
Configuration contemporaine de la recherche sur la citoyenneté
La divergence d’analyse entre nation et participation politique semble, pour faire vite, cristalliser, et redoubler, un ensemble de césures présentes dans le champ des sciences sociales.
Césure d’objet tout d’abord. L’analyse de la nation porte essentiellement sur la clôture d’un système. Rogers Brubacker parle à ce propos de “clôture sociale” : “L’Etat nation est l’architecte et le garant de plusieurs formes spécifiquement modernes de clôture. Elles trouvent à s’incarner dans des institutions comme les frontières territoriales, le suffrage universel, le service militaire obligatoire, les règles de naturalisation. Dans chacun des trois cas, c’est autour de l’institution juridique de la nationalité que se fait la clôture. Seuls les citoyens ont le droit inconditionnel d’entrer dans le territoire de l’Etat et d’y rester. Droit de vote et service militaire sont habituellement limités aux seuls citoyens. Et la naturalisation, qui permet l’accès au statut de citoyen, est elle-même fermée, réservée à ceux qui présentent certaines qualifications. La nationalité est à la fois un instrument de la clôture et l’un de ses objets”98.
Clôture sociale, tel est l’enjeu du nationalisme qui doit avant tout “résoudre une question politique qui peut être résumée de la façon suivante : comment homogénéiser la culture des citoyens d’un Etat-nation et, de la sorte, clôturer l’espace de l’identité nationale et circonscrire le territoire politique sur lequel l’Etat exerce son autorité ?”99. Cette approche de la clôture de “l’espace de l’identité nationale” est très largement historique et s’appuie sur l’analyse des caractéristiques économiques et culturelles d’un pays100, sur l’analyse du rôle de l’Etat et notamment de l’éducation qu’il dispense, et prend en compte aussi bien les droits civils, les droits politiques ou encore les droits sociaux, pour emprunter la typologie de T.H. Marshall101.
En revanche, les analyses portant sur la participation politique se focalisent essentiellement sur les droits politiques. C’est alors une autre (?) définition de la citoyenneté qui est promue. C’est une lecture en termes de droits et de devoirs des citoyens, en termes de modalités de la participation qui est privilégiée. Dans cette perspective, c’est le fonctionnement interne de la communauté qui est interrogé, et ce particulièrement à travers l’analyse du vote individuel.
Cette division d’objets renvoie, en définitive, à des angles d’analyse différents. Les uns conçoivent la communauté des citoyens comme un tout, dont on interroge l’unité et partant les frontières ; les autres s’appesantissent au contraire sur les modes de fonctionnement de cette communauté en insistant sur les droits différentiels des individus-citoyens.
Ces modes d’interrogation divergents se combinent enfin à des modes d’analyse également différenciés. En forçant nécessairement le trait ici, on peut alors noter que les approches de la nation privilégient la question de l’intégration. C’est principalement dans ces termes que la nation est conçue : intégration culturelle, intégration économique, intégration par l’intermédiaire de l’Etat, intégration fonctionnelle. De plus, c’est une perspective de long terme qui est privilégiée. En revanche, les analyses portant sur les droits politiques, si elles peuvent également mettre l’accent sur la construction d’un système politique homogène, s’appuient plus largement sur les individus, leurs positions sociales particulières et le rôle déterminant des conflits.
Rogers Brubacker s’appuie sur la distinction proposée par Max Weber entre relations sociales ouvertes et fermées. Cf. Citoyenneté et nationalité en France et en Allemagne, op. cit., p. 48.
Yves Déloye, Sociologie historique du politique, Paris, La Découverte, “Repères”, p. 57.
Cf. Ernest Gellner, Nations et nationalisme, Paris, Payot, 1989, “Bibliothèque historique Payot”.
On pourra retenir la définition que T.H. Marshall donne de ces droits dans sa conférence de 1950 : “The civil element is composed of the rights necessary for individual freedom-liberty of the person, freedom of speech, thought and faith, the right to own property and to conclude valid contracts, and the right to justice. (...) By the political element I mean the right to participate in the exercise of political power, as a member of a body invested with political authority or as an elector of the members of such a body. (...) By the social element I mean the whole range from the right to a modicum economic welfare and security to the right to share to the full in the social heritage and to live the life of a civilised being according to the standards prevailing in the society” ; Cf. T. H. Marshall and Tom Bottomore, Citizenship and Social Class, Londres, Pluto Press, 1992, “Pluto perspectives”, p. 8.