L’accent porté sur les institutions incline à accorder un rôle prépondérant à l’Etat dans la formation du citoyen142. S’il n’est pas injustifié de marquer le rôle moteur de l’Etat en la matière, et ce particulièrement dans les débuts de la IIIe République, il semble qu’une attention aux processus différenciés d’appropriation et de réappropriation de ces politiques est incontournable.
Norbert Elias a insisté sur le mouvement de civilisation qui a parcouru l’Occident, mouvement qui a conduit à une maîtrise de plus en plus importante, par les individus eux-mêmes, de leurs émotions. “A mesure que progressent l’interpénétration réciproque des groupes humains en extension et l’exclusion de la violence physique de leurs rapports, on assiste à la formation d’un mécanisme social grâce auquel les contraintes que les hommes exercent les uns sur les autres se transforment en autocontraintes”143. Ce processus de civilisation, ou de refoulement des passions, permet de comprendre le processus de transformation de l’homme en bon citoyen que les républicains ambitionnent144.
Il n’est alors pas étonnant de constater la cristallisation de ce principe de civilité dans les dispositifs institutionnels d’encadrement de la population construits par les agents de l’Etat républicain. Il ne fait pas de doute que, comme l’a bien montré Michel Foucault, ces institutions travaillent et impliquent une gestion disciplinaire des corps145. La démonstration est particulièrement éclatante en ce qui concerne le système répressif : la surveillance mais surtout la rééducation des prisonniers est inscrite dans des dispositifs, notamment architecturaux, permettant une autocorrection des prisonniers, fondée sur l’intériorisation de la contrainte. Cette visée disciplinaire, pour primordiale en ce qui concerne le milieu carcéral n’en caractérise pas moins un grand nombre d’institutions étatiques : que l’on pense à l’école et aux règles de bienséance, à l’attention portée à la tenue des élèves ; que l’on pense au service militaire obligatoire dont l’ordre repose sur une discipline stricte des corps146 ; que l’on pense au bureau de vote qui, mettant en scène par un cérémonial relevant du sacré l’expression de la nation, nécessite également une organisation et un hexis corrigé 147; que l’on pense aux cérémonies festives organisées sous la IIIe République, animées par les démonstrations des sociétés gymniques et les défilés (en bon ordre)148 ; ou encore au développement de la statistique sociale qui n’est pas sans rapport avec la saisie, la maîtrise et la volonté de normer les conditions de vie des ouvriers149. La liste est longue.
Ces diverses institutions ou manifestations républicaines ont la prétention de façonner le comportement des individus dans l’ensemble des espaces sociaux et permettent de penser un double mouvement de rupture-continuité entre espace public et espace privé : rupture nécessaire à la reconnaissance d’un domaine politique propre et à la dépolitisation des appartenances primaires ; continuité dans l’accent porté sur la “civilisation” du comportement des individus dont la capacité à la maîtrise des passions est la garantie d’un bon citoyen. “L’originalité de l’éducation civique républicaine est de prétendre codifier l’espace d’action (publique mais aussi privée) du futur citoyen tout en contribuant à assurer sa liberté et son émancipation par rapport aux structures communautaires qui lui prescrivaient traditionnellement son comportement”150. C’est sur cette prétention de la République et de ses serviteurs à modeler un nouvel homme, le bon citoyen, qu’insistent les historiens.
Cependant, si la politique républicaine s’appuie sur un ensemble d’institutions contraignantes en vue de produire un citoyen nouveau, l’équivalence entre intentions des producteurs, dispositifs institutionnels et intériorisation voire conversion des individus n’est pas linéaire, quand bien même on insiste sur la gestion des corps. Il convient alors de rendre compte des modes différenciés de réaction et d’appropriation de ces politiques par les citoyens. C’est ce à quoi nous convie par exemple Peter Sahlins. Délaissant la perspective stato-centrée, l’auteur de Frontières et identités nationales, essaie de rendre compte de la construction de la nation par les usages sociaux qui en sont faits. Ainsi, la nation, loin d’être le produit des intentions d’une instance étatique centrale, et partant d’une intériorisation par les nationaux, prend forme, localement, notamment lors de conflits entre les communautés, par les usages tactiques qu’elle rend possible. Ici, il ne s’agit point d’opposer un registre cognitif, l’intériorisation, à un registre stratégique mais bien de comprendre leur articulation. Le sentiment d’appartenance à la nation doit alors “davantage aux processus locaux d’adoption et d’appropriation de la nation par les habitants du terroir, qui n’abandonnent pas pour autant leurs intérêts ou leur appartenance locale, qu’à une action concertée de l’Etat. La société locale, en s’opposant à l’Etat tout en l’utilisant à ses propres fins, apporte la nation au village”151.
Cette appropriation différentielle de la nation, mais aussi de la citoyenneté, ne caractérise pas seulement des groupes géographiques singuliers. Elle caractérise également des groupes sociaux particuliers. Il n’y à qu’à lire les réponses produites à propos du questionnaire sur la langue de Grégoire telles que les analyse Michel De Certeau152. Les jeux sur le “nous” qui caractérisent les répondants sont particulièrement éclairants : la frontière dessinée par le “nous” face aux “eux” ne recouvre pas nécessairement celle savante entre langue nationale et patois. Ainsi, les notables, pour marquer leur distinction, “reprennent aux personnes “éclairées” de la capitale (qui savent bien, elles, d’où elles parlent) des instruments qui doivent leur permettre, à eux, de préciser leur identité linguistique. Ils ont donc une autre pratique des mêmes catégories intellectuelles”153. De même, les travaux d’Eugen Weber154, ont bien montré les rythmes différentiels qui animaient certains groupes dans la réception des politiques étatiques. Ainsi les paysans n’arrivent-ils au stade de l’assimilation totale à la nation qu’à partir du moment où ils constituent une communauté sociale en voie de disparition. Aussi, le modèle valorisant le rôle de l’Etat nécessite-t-il de penser corrélativement les processus différenciés, aussi bien géographiquement que socialement, d’appropriation des valeurs promues par ce dernier.
De surcroît, s’interroger sur les processus d’appropriation, c’est rendre compte des agents, des structures sociales qui rendent possible l’intériorisation de ce nouveau statut de citoyen par les individus. Ceci conduit à considérer, plutôt que le face à face entre des institutions et des individus, face-à-face auquel on prête un pouvoir de “contamination”, un travail largement échafaudé dans le cadre des communautés locales et grâce à ces communautés. C’est ce que montre Maurice Agulhon lorsqu’il se penche sur la politisation des campagnes au XIXe siècle. Les campagnes varoises qu’il étudie étaient alors caractérisées par l’interdépendance entre des groupes de divers horizons sociaux. Ce sont bien la communication et la réunion de ces groupes, notamment dans le cadre des corporations, qui ont permis à la République une implantation rapide et durable. C’est donc essentiellement aux relais locaux et à la façon dont les différentes communautés sont structurées qu’il faut se référer pour penser le développement du modèle républicain. Cette perspective incline à envisager entre les institutions et les citoyens, des groupes qui se font les relais de la politique nationale.
Une attention plus soutenue aux modes d’appropriation de cette idée républicaine tend à montrer que, contrairement au schéma diffusionniste, la promotion de l’individu citoyen ainsi que le fonctionnement du modèle républicain s’appuient avant tout sur ce que ce dernier nie : les communautés locales. Philippe Genestier et Jean-Louis Laville155 vont même jusqu’à dire que le modèle républicain de citoyenneté n’aurait, jusqu’à aujourd’hui, pu fonctionner que dans la mesure où il n’obéit pas à sa propre logique.
“Un système de représentation paraît dominer de manière quasi unanime l’action politique et le débat idéologique français : le modèle républicain. La spécificité de ce modèle est de ne penser la société qu’à travers la relation entre le sujet individuel et la nation, en niant l’existence de tout corps intermédiaire. De plus, il assure son emprise en se parant d’une double légitimité, ce qui le rend en pratique difficilement récusable et fait paraître politiquement suspecte toute remise en cause. D’abord il identifie la France - en tant que territoire unifié et en tant que personnalité collective issue d’un procès historique spécifique qui est dit exemplaire - à la nation républicaine. Ensuite, il identifie les vertus d’émancipation individuelle, de démocratisation et de progrès social aux modes de régulation qu’effectuent les institutions de l’Etat républicain. Le couple Etat/nation est alors perçu comme le principal, voire comme l’unique instaurateur de l’identité collective et comme l’instituteur de la cohésion sociale. Il en découle une sacralisation de la République laïque, une glorification des principes universalistes qu’elle est censée incarner. En effet, nombre d’historiens et d’analystes politiques - aussi bien conservateurs que progressistes - véhiculent l’image d’un pays qui a été construit par la volonté des sommets du pouvoir. Ainsi, les populations arriérées des différentes provinces et le peuple divisé en divers corps n’auraient pu connaître une assomption vers la modernité économique, la paix civile et l’unité sociale, et peut-être même vers le développement culturel, que grâce à une organisation centrale volontaire et stimulante”156.
L’intégration nationale n’obéirait donc pas à la belle logique que l’exploration des “intentions” de l’Etat pourrait laisser entendre. Aussi, dans une telle perspective, ce n’est pas seulement sur la réception, sur la réappropriation par les individus des mesures étatiques qu’il convient de s’interroger mais bien sur le modèle même d’une République tendanciellement construite sur des relations de proximité.
Ainsi, pour Jacques Ion, la République s’échafaudant principalement sur des groupes intermédiaires, ce qui apparaît aujourd’hui comme la crise du modèle républicain d’intégration ne tient peut-être que dans son accomplissement157.
Le modèle de construction nationale insistant sur les institutions d’Etat peut alors sembler conforter en partie le mythe républicain, si l’on considère les modes de réappropriations de ces mesures par les individus et les processus d’intégration des populations.
Quand bien même d’autres conditions, économiques notamment, semblent requises. Cf. Max Weber, Economie et société, op. cit., ainsi que Bertrand Badie et Pierre Birnbaum, Sociologie de l’Etat, Paris, Grasset, “Pluriel”, 1982, pp. 37-48.
Norbert Elias, La dynamique de l’occident, Paris, Calmann-Lévy, 1975, “Agora”, p. 198. Cf. aussi, La civilisation des moeurs, Paris, Calmann-Lévy, 1991, “Liberté de l’esprit”, dans lequel l’auteur distingue deux sens au terme civilisation : le premier, sur lequel il s’arrête, est défini comme un processus dont l’apogée peut être trouvée dans la société de cour ; le second n’étant que le résultat cristallisé et nationalisé de ce processus [notamment pp. 71-72].
C’est l’articulation “des liens qui existent entre l’ordre politique démocratique, les qualités morales historiquement requises des citoyens ainsi que leurs modes de penser et d’agir” que se propose d’interroger Yves Déloye, Ecole et citoyenneté, op. cit., p. 18. Cf. également Claudine Haroche : “La civilité et la politesse : des objets “négligés” de la sociologie politique”, Cahiers Internationaux de Sociologie, XCIV, 1993, pp. 97-120.
“Ces méthodes qui permettent le contrôle minutieux des opérations du corps, qui assurent l’assujettissement constant de ses forces en leur imposant un rapport de docilité-utilité, c’est cela qu’on peut appeler les “disciplines”” [p. 139] et d’ajouter : “Jusqu’à l’Empire, la référence romaine a véhiculé, d’une manière ambiguë, l’idéal juridique de la citoyenneté et la technique des procédés disciplinaires” [p. 148] ; Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, “Bibliothèque des histoires”.
Cf. notamment Louis Pinto, “Expérience vécue et exigence scientifique d’objectivité”, Patrick Champagne et al., Initiation à la pratique sociologique, Paris, Dunod, 1996 (1ère éd. 1989), pp. 7-50. Cf. aussi Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, “Bibliothèque des histoires”, notamment le chapitre “Les corps dociles”.
Paul Bacot, “Conflictualité sociale et geste électoral. Les formes de politisation dans les lieux de vote”, Revue française de science politique, vol. 43, n° 1, février 1993, pp. 107-135. Alain Garigou, Le vote et la vertu. Comment les Français sont devenus électeurs ?, Paris, Presses de la FNSP, 1992, 288 p., Michel Offerlé, Un homme, une voix ? Histoire du suffrage universel, Paris, Gallimard, 1993, “Découvertes”, 160 p.
Cf. notamment Olivier Ihl, La fête républicaine, Paris, Gallimard, 1996, “Bibliothèque des Histoires”, 402 p., Alain Corbin (dir.), Noëlle Gérôme (dir.), Danielle Tartakowsky (dir.), Les usages politiques des fêtes aux XIX-XXème siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, 1994, 440 p., Mona Ozouf, La fête révolutionnaire, Paris, Gallimard, 1987, 340 p.
Alain Desrosières, La politique des grands nombres. Historique de la raison statistique, Paris, La Découverte, 1993, 437 p.
Yves Déloye, Ecole et citoyenneté., op. cit., p. 27.
Peter Sahlins, Frontières et identités nationales - La France et l’Espagne dans les Pyrénées depuis le XVIIe siècle, Paris, Belin, 1996 (1ère éd. 1989), p. 25.
Cf. Une politique de la langue. La Révolution française et les patois, sous la dir. de Michel de Certeau, Dominique Julia et Jacques Revel, Paris, Gallimard, 1987, “Bibliothèque des histoires”.
Cf. Une politique de la langue, op. cit., p. 56.
Eugen Weber, La fin des terroirs. La modernisation de la France rurale 1870-1914, Paris, Fayard, 1983, 839 p.
Cf. Philippe Genestier et Jean-Louis Laville, “Au-delà du mythe républicain. Intégration et socialisation”, Le Débat, op. cit., pp. 154-172.
Philippe Genestier et Jean-Louis Laville, “Au-delà du mythe républicain. Intégration et socialisation”, Le Débat, op. cit., p. 154.
Jacques Ion, La fin des militants ?, op. cit.