Insister sur les institutions étatiques dans la socialisation des citoyens est nécessaire tant les dispositifs disciplinaires mis en place semblent de nature à favoriser l’incorporation du nouveau statut de citoyen. Cependant, sans nier l’importance des contraintes dans lesquelles les individus sont insérés ni l’efficace des dispositifs coercitifs construits par l’Etat, ces éléments semblent insuffisants pour expliciter pleinement les rapports que ces individus entretiennent avec les institutions. En effet, cette perspective institutionnelle présuppose un opérateur permettant de penser l’intériorisation des actions publiques par les individus. Par là, elle limite les considérations sur les échanges ou transactions entre Etat et citoyens et interdit de penser une action propre aux citoyens, action qui ne relèverait alors pas seulement de l’ordre de la réception.
L’analyse institutionnelle, pour importante, garde un caractère surplombant. Elle prétend lire, à travers les processus institutionnels, les comportements des agents que ces processus sont censés produire. Tout se passe alors comme si la réalité institutionnelle était autonome par rapport aux individus auxquels elle s’applique, comme si le résultat des processus engagés par l’Etat pouvait se lire immédiatement dans le comportement des individus, comme si la socialisation était l’exacte décalque, le miroir de la politique engagée. Une telle analyse nécessite alors un “opérateur” permettant de penser la transmutation des dispositifs institutionnels en comportements des agents. Cet opérateur consiste la plupart du temps, et pour faire vite, en l’appel à une intériorisation des normes ou en l’appel à un agencement symbolique.
Ces opérateurs forment une sorte de boîte noire qui, pour heuristique, tend à limiter l’analyse des transactions entre les institutions et les citoyens ou usagers auxquels ces dernières s’adressent. Ne sont alors pas considérés les processus d’échange qui, au cours des interactions, permettent l’intériorisation des normes édictées et, à la marge, leur interrogation. Surplombante, l’analyse l’est dans le sens où elle ne pense pas les processus de socialisation comme des processus relationnels ; surplombante, l’analyse l’est également dans la mesure où elle qualifie de “déviantes” certaines attitudes et déporte alors son regard des multiples résistances ou incompréhensions qui participent non seulement de la réception de ces politiques mais également de leur construction. Ce rapport normatif à la déviance conduit à n’enregistrer que les attitudes conformes et à rejeter de l’analyse l’ensemble des comportements dits pathologiques. On sait pourtant la richesse des travaux s’appuyant sur la démarche inverse. En focalisant son attention sur l’ensemble des bulletins de vote classés, lors de l’élection de décembre 1848, sous la catégorie des “divers”, Alain Garrigou permet de pointer la constitution de l’acte de vote comme savoir-faire. Il note ainsi à propos des bulletins autographes qu’ils “enregistraient des appropriations différentes du vote qui ne confirmaient pas l’assimilation entre votes incorrects et incapacité culturelle”158.
La prise en compte des appropriations divergentes du vote permet, par exemple, de rendre compte de ces “erreurs” non pas sous l’angle de la négative, comme définition par le manque, et notamment ici par le manque de capacité culturelle, mais bien sous l’angle de possibles divers et ouverts. Définitions divergentes, définitions concurrentes ne sont plus alors rejetées sous prétexte qu’elles n’ont conduit à rien159.
C’est cette attention aux possibles ouverts - sous contrainte -, l’abandon de “l’illusion de l’histoire naturelle”160, que l’analyse institutionnelle a peut-être trop tendance à négliger.
C’est précisément ce sur quoi Alain Garrigou focalise son attention en explorant l’ensemble des bulletins de vote “déviants”, autrement dit les bulletins de vote refusés ou ayant fait l’objet d’un contentieux, cf. Le vote et la vertu. Comment les Français sont devenus électeurs ?, Paris, Presses de la FNSP, 1992, p. 41. Voir également Yves Déloye et Olivier Ihl, “Des votes pas comme les autres. Votes blancs et votes nuls aux élections de 1881”, Revue française de science politique, n° 41-2, avril 1991.
C’est cette logique de prise en compte des possibles ouverts, mais aussi refermés, qui anime le travail de Didier Georgakakis sur l’impossible spécialisation de l’information et de la propagande d’Etat. Didier Georgakakis, Information et propagande d’Etat sous la troisième République. L’échec d’une spécialisation; Thèse pour le doctorat, Université Lyon-2, 1996, 607 p.
C’est cette illusion que s’applique à dénoncer Michel Dobry, Sociologie des crises politiques, op. cit., pp. 61 et s.