Professionnels vs profanes : une césure indépassable

Les définitions du champ politique respectivement proposées par Daniel Gaxie et Pierre Bourdieu diffèrent sensiblement. L’analyse de ces définitions montre cependant un point commun dans la difficulté éprouvée de dépasser la césure entre professionnels et profanes, rendant ainsi difficile toute analyse de liens autres que ceux subsumés sous l’exclusion.

Daniel Gaxie stipule que “le pouvoir politique ne se laisse définir que par le seul caractère qui lui soit spécifique : la possibilité de recourir à la contrainte matérielle pour faire prévaloir un ordre”164. Il retient donc la définition proposée par M. Weber sous le terme d’ ““activité politique”, c’est-à-dire l’activité légitime d’exercice du pouvoir au sein du groupement politique [ainsi que] les tentatives de conquête de ce pouvoir”165. Cette définition du politique recoupe ainsi la pratique des agents professionnels du champ politique. C’est ainsi qu’on peut lire que “les problèmes politiques sont en réalité ceux que le personnel politique définit ou se voit imposer comme enjeux et qu’il constitue comme tels”166.

En analysant le degré d’attention que portent les profanes aux événements politiques - soit le rapport à la politique objectivée dans des institutions et des hommes -, Daniel Gaxie analyse du même coup le rapport des profanes au politique. Cette redondance de la définition conduit à mettre de côté les profanes “qui tentent - plus ou moins légitimement - de s’exprimer sur d’autres terrains”167. Plutôt, cette redondance conduit à ne pas envisager ces “autres terrains” comme des terrains politiques et par là même confirme l’exclusion des profanes. La domination des profanes semble dès lors inscrite dans les présupposés mêmes de la définition du politique. Comment dès lors rendre compte des liens - réputés non politiques - que ces profanes peuvent entretenir avec le champ politique ?

Pierre Bourdieu, pour sa part, retient pour définition du politique “la question de la transmutation de l’expérience en discours, de l’ethos informulé en logos constitué et constituant, du sens de classe qui peut impliquer une forme d’adaptation et de résignation aux évidences de l’ordre social, en appréhension consciente, c’est-à-dire explicitement formulée de cet ordre”168. Cette proposition définissant le politique par le processus qui en permet la formation s’inscrit dans une autre logique que celle proposée par Daniel Gaxie. Cette définition nous semble plus à même d’amener à reconnaître, dans des formes illégitimes notamment, la présence d’un discours ou de pratiques constituant le politique.

Cependant, “le passage de l’ethos au logos” est conçu ici comme une rupture, rupture entre ethos et logos, entre pratique et analyse, entre structure quasi inconsciente et discours conscient... Les profanes seraient-ils condamnés à ne considérer le champ politique qu’à travers leur éthos ? Cette vision éthique du politique, cette pratique quasi inconsciente ne peut-elle en aucun cas être considérée comme politique ? C’est ce que semble impliquer la définition qui nous est proposée. Or, on peut se demander dans quelle mesure cette césure ne peut être dépassée. Par exemple, Bernard Lacroix, à propos du vote, note que l’usage de ce savoir (pratique) inégalement partagé tend, à la faveur des interactions, et notamment des interactions entre professionnels et profanes dans lesquelles ceux-ci sont enrôlés, à créer une sorte de sens commun169.

Les usages et la compréhension du système politique par les agents qui sont a priori exclus du champ politique légitime sont ainsi immédiatement renvoyés dans la catégorie infamante du pré-politique. Si l’analyse de la césure entre professionnels et profanes permet de bien montrer la position d’exclus de ces derniers, il semble que le recours à une définition en définitive très normative170 du politique ne permet que difficilement de dépasser cette dichotomie pour penser les profanes à travers l’utilisation qu’ils font, de fait, de l’univers politique qui les entoure et la façon dont ils politisent eux-mêmes le monde dans lequel ils vivent.

Les différentes définitions de la citoyenneté, dans leurs apports successifs, constituent simultanément un point d’appui et une limite pour penser une citoyenneté en acte. En proposant des modèles elles permettent en effet de considérer la spécificité des relations que les citoyens entretiennent avec l’univers politique. En revanche ces modèles à prétention universelle ont tendance à écraser le sens que les acteurs constituent, en acte, dans leurs relations avec cet univers. C’est en résumant les limites des définitions de la citoyenneté - vision monolithique de la relation citoyenne, dimension surplombante face à la diversité des citoyennetés vécues - que l’on peut s’acheminer vers un cadre laissant place à une définition relationnelle et pluridimensionnelle de la citoyenneté.

Notes
164.

Daniel Gaxie, Le cens caché, op. cit., p. 38

165.

Daniel Gaxie, Le cens caché, op. cit., p. 43

166.

Id. Ibid., p. 47

167.

Id. Ibid.., p. 49.

168.

Bourdieu (Pierre), La distinction, op. cit., p. 536.

169.

Cf. Bernard Lacroix, “Ordre politique et ordre social”, in Madeleine Grawitz (dir.), Jean Leca (dir.), Traité de science politique, op. cit., pp. 469-565.

170.

La critique du champ politique opérée par la sociologie critique prend en effet appui sur des définitions légitimes du champ politique. Claude Lefort fait le même constat quant à la critique marxiste des théories libérales de la démocratie : des idées des libéraux, la critique marxiste “prend le contre-pied mais sans cesser de se déterminer en regard du système d’institutions et de règles qui constitue à leurs yeux l’essence de la démocratie politique”, cf. Claude Lefort, Eléments d’une critique de la bureaucratie, Paris, Gallimard, 1979, “Tel”, p. 328 ; et plus généralement le Chapitre XI : “Pour une sociologie de la démocratie” pp. 323-348.