Concevoir la citoyenneté sous les traits d’un modèle pluridimensionnel est pourtant possible. C’est le sens de l’analyse que Jean Leca propose de la citoyenneté. Ce dernier distingue deux pôles à la citoyenneté : un pôle “appartenance” et un pôle “engagement”. Ces deux pôles permettent de penser les dimensions plurielles de la citoyenneté et notamment la conjonction de l’appartenance de l’individu à des groupes et sa participation. Bien plus, chacun de ces deux pôles se décline en trois axes le long desquels se situent les différents individus.
“Comme sentiment d’appartenance la citoyenneté se déplace sur trois axes : un axe “particulier-général” pour exprimer l’orientation envers le groupe global, la “communauté politique”, territorialement repérable, et envers d’autres groupes plus “particuliers” (le groupe d’intérêts, la classe, l’association professionnelle) ou plus “universels” (Eglise, umma, Internationale révolutionnaire) ; un axe “communauté-société” (ou communalisation-sociation dans les termes weberiens qui expriment mieux des processus d’affiliation) pour exprimer l’appartenance à des groupes plus “charnels”, plus “prescriptifs”, comprenant plus de registres de l’existence (la famille, les communautés de face-à-face, les classes, les sectes) et à des groupes plus volatiles, plus contractuels, ne fonctionnant en général que sur un registre (le marché, quelquefois les relations de travail, la relation de clientèle ou la relation à un groupe politique non comunautaire) ; un axe “haut-bas” pour exprimer l’appartenance aux communautés locales (la commune, le comité), régionales (l’Etat membre d’un Etat fédéral, la région), nationale, supranationales (s’il y a lieu).
Comme sentiment d’engagement, la citoyenneté se déplace aussi sur trois axes. L’axe “public-privé” allant du pur “civique” (“il faut donner sa vie pour la patrie”) au pur “civil” (“il faut s’occuper de sa famille et de ses amis”) ; l’axe “conformité-autonomie” allant du conformisme (“ne pas faire d’histoires, Stay out of trouble) à “l’individualisme” (“suivre sa conscience”, “tout critiquer sans égard pour les préjugés”) ; l’axe “revendication de droits-reconnaissance d’obligations” avec en ce dernier cas le problème supplémentaire de l’objet de cette orientation : la cité comme société (pacte d’association) ou comme Etat (trust of government), ce qui est une façon de poser le problème de la “désobéissance civile””173.
Penser des axes le long desquels les individus se situent et se meuvent permet d’ouvrir la définition des positions des individus, de multiplier les combinatoires possibles et, en définitive, de proposer différents types de citoyenneté174. La citoyenneté n’est alors plus cantonnée dans une gangue mais occupe des dimensions plurielles175. Pourtant, ce modèle, outre le fait qu’il paraît relativement isolé, se présente principalement comme une série d’hypothèses qui méritent d’être confrontées aux logiques d’action des individus. Le caractère heuristique d’un telle définition plurielle de la citoyenneté est donc dans l’attente de sa confirmation, conférant à ce dernier une dimension hautement spéculative.
Au terme de ce parcours, il apparaît clairement que les principales difficultés que soulèvent les définitions de la citoyenneté que nous avons rappelées tiennent dans leur relative incapacité à éclairer les différentes façons dont les citoyens s’inscrivent, en acte, dans la citoyenneté. Pertinentes en ce qui concerne la citoyenneté, ces définitions atteignent leurs limites dans la caractérisation des citoyens, des compétences qu’ils peuvent mettre en oeuvre, des tactiques qui sont les leurs, des appuis pluriels qu’ils mobilisent et des façons de “braconner” l’espace politique légitime qu’ils développent.
Jean Leca, “Individualisme et citoyenneté”, in Pierre Birnbaum (dir.) Jean Leca (dir.), Sur l’individualisme, Paris, Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques, 1991, “Références”, pp. 176-177.
C’est l’exercice auquel s’adonne Jean Leca en proposant une première typologie distinguant une citoyenneté militante d’une citoyenneté civile, ou encore une citoyenneté participante (avec les variantes de la citoyenneté de contestation ou de substitution) à une citoyenneté privée (avec des variantes passives ou négatives). Jean Leca, “Individualisme et citoyenneté”, in Pierre Birnbaum (dir.) Jean Leca (dir.), Sur l’individualisme, op. cit., pp. 178-180.
C’est une démarche similaire qui anime les travaux de Sophie Duchesne. L’analyse empirique qu’elle mène à propos du sens que les individus donnent à cette notion conduit en effet à mettre en exergue deux pôles à la citoyenneté : le premier, que l’on peut appeler le modèle de l’héritage, focalise l’ancrage national, territorial, communautaire des citoyens ; Le second pôle, subsumé sous le modèle des scrupules, insiste sur le statut acquis de citoyen ouvrant sur des droits et des devoirs. Ces deux pôles, impliquant deux modes différents d’être citoyen, coexistent au sein d’une même nation et parfois au sein des mêmes individus. Cf. Sophie Duchesne, Citoyenneté à la Française, Paris, Presses de Science Po, 1997, 330 p.