Une sociographie impossible ?

Décrire précisément la population qui a recours à ce type d’interpellation est aujourd’hui très difficile. Seules des enquêtes statistiques lourdes, auprès d’un très large panel, permettraient de saisir de façon détaillée les caractéristiques des épistoliers. De telles enquêtes sont, à notre connaissance, inexistantes en ce qui concerne la France et en particulier les municipalités françaises.

Confrontés aux courriers reçus par Michel Noir et Raymond Barre, nous avons exploré tous les moyens à notre disposition permettant de caractériser de façon plus précise la population des scribes. Nous avons notamment proposé au maire de joindre, aux réponses que son Cabinet était amené à produire, un questionnaire anonyme destiné aux interpellants. Cet accord nous a été refusé, interdisant ainsi de saisir la sociographie des acteurs et de la confronter à leurs écrits. C’est la relation privilégiée que tisse le maire avec ses administrés et concitoyens que l’immixtion de notre enquête risquait, selon le Cabinet, de rompre. Aucune sociographie ne peut donc être proposée des personnes, de leurs parcours, de leur âge, de leurs ressources ou encore des pratiques politiques dont elles sont familières.

Or, dans les analyses classiques de la participation politique, l’interrogation sur le statut et la position sociale des personnes est centrale. Ce sont ces caractéristiques, l’âge, le sexe, la profession ou encore le lieu de résidence qui permettent de considérer les positions, les ressources, les compétences mais aussi l’intérêt tendanciel des acteurs envers le champ politique et, en dernière analyse, leur propension à la mobilisation. Privé de ces ressources, on est dans le même temps placé dans l’incapacité de répondre aux hypothèses structurant l’analyse de la participation politique. Ce mode d’interpellation est-il mis en oeuvre par des personnes riches en capital social ou par des personnes qui en sont démunies ? S’agit-il d’un mode partagé par des populations différenciées ? Les individus ayant recours à ce type de contact sont-ils, par ailleurs, engagés dans d’autres activités associatives ou militantes ? Autant de questions auxquelles il faut se résoudre à ne pouvoir répondre250.

Face à cette cécité sociographique, il est néanmoins possible d’user de chemins de traverse afin de tenter de caractériser dans ses grandes lignes la population s’adonnant aux plaintes, dénonciations et autres recommandations au maire. Dans un premier temps, certains indices tirés des lettres mêmes peuvent orienter notre regard. Il est ainsi possible de déterminer le sexe ou le lieu de résidence des scribes. On peut également, au regard de l’ensemble des lettres consultées, exemplifier le spectre des sociographies rencontrées. Ensuite, il nous paraît nécessaire de considérer les incidences, sur la nature des épistoliers, de ce qui relève d’une “prise d’écrit”. Ces indices restent pourtant ténus et tendent plutôt à indiquer l’éparpillement sociographique des locuteurs (1).

Seule l’analyse globale des courriers est alors susceptible de nous permettre, dans un deuxième temps, de distinguer deux populations : l’une, majoritaire, recrutée parmi les classes sociales relativement privilégiées tandis que l’autre, minoritaire, est constituée de personnes de statut social inférieur. Cette estimation est d’ailleurs largement confirmée par la lecture des travaux américains en la matière (2).

1- Des profils sociographiques variés

Notes
250.

La liste de ces questions montre combien les analyses s’appuyant sur l’exploitation de données sociographiques procèdent par régression. Il apparaît par exemple d’autant plus aisé de déduire la nature et l’importance de certains coûts d’interpellation lorsqu’on connaît les populations qui paraissent en être les victimes.