Les analyses américaines des “citizen-initiated contacts”, du “contacting officials” ou encore des “citizen’s encounter” conçoivent les contacts avec des hommes politiques ou des agents administratifs comme une pratique de participation politique286. Les ouvrages américains font d’ailleurs systématiquement mention des analyses portant sur ce mode singulier de participation politique287, dont les principaux instigateurs sont, sans conteste, Sydney Verba et Norman H. Nie288. Les récents développements de la science politique française concernant les processus de co-construction des politiques publiques vont dans le même sens, en reconnaissant aux citoyens une forme d’initiative influençant très largement les actions politiques qui peuvent être entreprises.
Reste qu’au-delà de ces quelques recherches, les analyses portant expressément sur les contacts initiés par les citoyens auprès d’un maire ou de tout autre élu sont quasiment absentes de la littérature politologique et ce, notamment en France, où les quelques tentatives qui ont vu le jour n’ont encore donné lieu à aucune réflexion plus poussée289.
Les analyses conduites dans la perspective d’une participation politique d’un côté, l’absence de toute littérature de l’autre, rendent compte d’un traitement pour le moins différencié de cette pratique. Schématiquement, les uns considèrent le contact personnel comme une forme de participation - même singulière - et s’attachent à en décrire les caractéristiques, parmi lesquelles l’initiative revenant au “contacteur” est particulièrement importante et valorisée. Prenant au sérieux cette ressource saisie par les citoyens pour faire entendre leur voix et leurs revendications, ils permettent de considérer cette activité sous un angle “tactique”, faisant entrer celle-ci dans les formes de braconnage décrites par Michel De Certeau290. Le rapport au maire développé dans les courriers apparaît alors comme une pratique de participation politique à part entière (§1).
En s’appuyant principalement sur l’analyse de la structure du champ politique, les autres doutent cependant du caractère proprement politique de ce mode de contact. Insister sur les contraintes auxquelles sont confrontés les citoyens épistoliers, sur les logiques politiques et administratives qui encadrent cette activité et sur les conditions sociales de production du discours, les engage en effet à reconnaître dans ces échanges une relation inégalitaire. Il leur devient alors difficile d’appréhender ce mode d’interpellation comme une pratique de participation démocratique (§2). C’est cette alternative que l’on se propose dorénavant d’envisager en regard de notre terrain.
L’article consacré à la participation politique dans The Blackwell Encyclopaedia précise par exemple : “La participation politique comprend un certain nombre de modes, notamment le vote, faire campagne, les activités des groupes primaires, et le contact d’un représentant ou d’un agent administratif à propos d’un problème particulier”. Cf. Vernon Bogdanor (éd.), The Blackwell Encyclopaedia of Political Science, Blackwell, 1991, p. 462. C’est nous qui traduisons et soulignons.
C’est le cas de L.W Milbrath & M.L. Goel, How and Why Do People Get Involved in Politics ?, New York, University Press of America, second edition 1977 ; Russel J. Dalton, Citizen Politics in Western Europe. Public Opinion and Political Parties in the United States, Great Britain, West Germany and France, Chatham House Publishers, 1988.
L’ouvrage pionnier de Sydney Verba, Norman H. Nie, Participation in America - Political Democracy and Social Equality, Chicago and London, The University of Chicago Press, 1972, 428 p. fait office de référence incontournable.
On pourra se reporter ici à la recension que nous proposons dans la note 15 de l’introduction générale.
Michel de Certeau oppose la stratégie, à la tactique, ressource des plus démunis. La stratégie est par excellence le modèle informant la rationalité politique, économique ou scientifique : elle est caractérisée par la présence d’un lieu propre de production ; en revanche, la tactique n’a pour lieu que celui de l’autre [p. XLVI]. Cette spécificité conduit Michel de Certeau à insister sur les manières de faire : “Plus généralement, une manière d’utiliser des systèmes imposés constitue la résistance à la loi historique d’un état de fait et à ses légitimations dogmatiques. Une pratique de l’ordre bâti par d’autres en redistribue l’espace ; elle y crée au moins du jeu, pour des manoeuvres entre forces inégales et pour des repères utopiques. (...) Mille façons de jouer / déjouer le jeu de l’autre, c’est-à-dire l’espace institué par d’autres, caractérisent l’activité, subtile, tenace, résistante, de groupes qui, faute d’avoir un propre doivent se débrouiller dans un réseau de forces et de représentations établies. Il faut “faire avec”” [p. 35] ; cf. L’invention du quotidien. 1- Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990.