1 : Le courrier comme participation politique

“A partir du moment où la pratique politique comme activité symbolique est socialement légitime, elle s’impose à tous les agents et impose du même coup la conception de la politisation comme consommation et reproduction de discours, nous dit Daniel Gaxie. (...) C’est avec des mots - non par l’insurrection ou la grève - que les agents doivent (i.e. sont socialement et normativement contraints de) se prononcer politiquement, même si certains tentent - plus ou moins illégitimement alors - de s’exprimer sur d’autres terrains”291. C’est ainsi autour de la parole que le champ politique est structuré, et ceci au détriment d’autres modes de participation292.

Dans cette perspective, la parole est considérée comme un enjeu central du champ politique. Un tel enjeu se déclinerait d’abord par la mise en place d’un ensemble de processus - au premier rang desquels on rencontre le processus électoral - permettant “l’expression” des citoyens. Cependant, si par leur vote les citoyens donnent leur voix à un représentant, ils ne donnent pour autant pas “de la voix”293. De même, la technologie du sondage, fondée, à l’instar du vote, sur la stricte égalité des opinants, ne permettrait-elle en définitive pas aux citoyens d’exprimer une opinion294. Plus, selon Pierre Bourdieu, les règles régissant l’accès et le développement de la parole dans l’espace public redoublent les règles de maîtrise du langage propres aux classes dominantes. L’impossibilité de donner de la voix ne serait alors qu’un effet des rapports sociaux. Dans le cas particulier du champ politique, sa professionnalisation conduirait à une maîtrise du langage par les professionnels qui pourraient seuls assurer la traduction des intérêts sociaux en revendications politiques295. La conclusion pessimiste de ces travaux inspirant la théorie de la domination conduit leurs auteurs à ne pouvoir concevoir - à regret - la possibilité même d’une expression des citoyens, a fortiori quand il s’agit de revendications politiques. Et si les courriers incarnaient une forme de reprise de parole ? Et si la parole confisquée était ici réappropriée ?

Les politologues américains, en insistant sur le degré d’initiative que requiert une telle pratique, reconnaissent en effet que cette forme de prise de parole, pour singulière - dans tous les sens du terme -, n’en rompt pas moins avec les pratiques de délégation dont la fides implicita tient lieu de paroxysme. Le courrier adressé à des élus ou à des agents administratifs est alors entendu comme une initiative permettant aux citoyens de se faire entendre.

Ces initiatives, même si l’on verra plus loin qu’elles sont largement contraintes et que leurs effets sur l’espace politico-administratif restent très limités, sont ainsi qualifiables de participation politique. Cette participation, qui n’est autre qu’une construction commune du champ politique et de l’intérêt général, permet d’insister sur la possibilité que saisissent certaines personnes de jouer avec le champ politique, de braconner sur un terrain qui leur est, a priori, étranger et qui est réputé leur être interdit. L’attention portée aux objets dont les participants se saisissent et qu’ils problématisent permet alors de voir combien cette pratique implique une certaine compétence politique de la part des citoyens (A). Cette prise de parole et cette construction politique des problèmes rencontrés ne sont d’ailleurs pas sans effet. Elles ouvrent d’abord sur la distribution de biens individuels et collectifs ; elles influent ensuite sur la structure politico-administrative municipale en attribuant de fait à la municipalité un champ d’intervention étendu (B).

Notes
291.

Daniel Gaxie, Le cens caché, Paris, Seuil, 1978, p. 48-49.

292.

Parmi les nombreux ouvrages traitant de la construction du suffrage universel comme mode légitime et exclusif d’expression des citoyens on pourra se référer à Alain Garrigou, Le vote et la vertu, Comment les Français sont devenus électeurs ?, Paris, Presses de la FNSP, 1992, 288 p.

293.

Cf. Philippe Braud, Le suffrage universel contre la démocratie, Paris, PUF, 1980, notamment p. 39 : “Le trait le plus voyant d’une consultation électorale se situe dans le contraste saisissant entre le déferlement de la Parole des candidats et le silence de l’électeur, l’agitation verbale croissant avec l’approche du vote et le calme plat du jour du scrutin”.

294.

On connaît les critiques adressées au principe du sondage, cf. Pierre Bourdieu, “L’opinion publique n’existe pas”, Questions de sociologie, Paris, Ed. de Minuit, 1984. Pour une analyse générale cf. Loïc Blondiaux, “L’invention des sondages d’opinion. Expériences, critiques et interrogations méthodologiques”, Revue française de science politique, vol. 41, n°6, 1992.

295.

“C’est à travers ces luttes pour l’interprétation des résultats et l’authentification du capital électoral que s’effectue la transmutation des décisions de chaque électeur en opinion politique”, cf. Daniel Gaxie, Le cens caché, op. cit., p. 12.