1- Une prise de parole

““Se” parler pour ne pas être parlé : rester sujet sans laisser à quiconque, pas même au roi, la possibilité de devenir objet”296.

Ecrire représente d’abord une rupture du silence dans lequel les citoyens sont globalement tenus. Ils occupent ainsi, grâce à leurs courriers, un espace de parole particulièrement ouvert. Ceux qui prennent la parole bénéficient en effet d’une très grande latitude leur permettant, à travers la construction d’argumentaires, de participer à la définition des enjeux municipaux. Car tel est bien, en définitive, un des aspects de ces courriers citoyens.

“On entend par prise de parole toute tentative visant à modifier un état de fait jugé insatisfaisant, que ce soit en adressant des pétitions individuelles ou collectives à la direction en place, en faisant appel à une instance supérieure ayant barre sur la direction ou en ayant recours à divers types d’action, notamment ceux qui ont pour but de mobiliser l’opinion publique”297. La définition que nous propose Albert O. Hirschman s’applique particulièrement bien aux contacts épistolaires. Demandes, plaintes, conseils sont autant d’actions nécessitant en effet, de la part des requérants, de rompre leur isolement et de s’engager pleinement dans la relation qu’ils instaurent.

Le cadre que forment les courriers n’est que peu contraignant. Il laisse en effet le choix aux requérants non seulement de l’objet de la discussion, du moment où celle-ci va être engagée, mais aussi de son destinataire. C’est ce que montrent Sidney Verba et Norman H. Nie :

  • “Les individus prennent l’initiative de contacter le gouvernement et plus important encore ils décident de l’objet de discussion. Le choix de l’agenda par les citoyens (...) est crucial pour deux raisons. En premier lieu, cela assure que le sujet abordé est pertinent et important pour l’individu et, en second lieu cela rend possible une particularisation et une orientation individuelle du contact. Dans de telles circonstances, il peut prendre contact à propos d’un problème général de société (...) mais il peut aussi prendre contact sur un sujet particulier qui n’affecte que lui-même ou sa famille.
    (...) Parce que l’individu choisit aussi bien l’occasion, le sujet abordé que la personne à contacter, une telle activité requiert une grande initiative de la part du contacteur298.

Cette initiative laissée aux citoyens leur permet ainsi de promouvoir des problèmes parfois négligés par la municipalité, d’interpeller les autorités sur les justifications de leurs actions ou encore, par leurs demandes, de pointer et de participer à la définition de problèmes particulièrement sensibles pour la population : autant d’éléments qui permettent de classer cette activité parmi les pratiques de participation citoyenne.

Cette caractéristique est largement confirmée par les récentes analyses portant sur les relations des citoyens à l’Etat, et ce notamment lors de leurs relations avec les administrations accueillant du public299. Si l’ensemble de ces contributions ont pour point commun de pointer les nouveaux rapports existant entre ce qu’il est convenu d’appeler les usagers et les services publics - en développant des approches mettant en exergue les processus d’interaction et de coordination qui se déroulent dans ces relations de service -, certaines insistent sur le “lien politique entre des institutions et des usagers décrits comme des “citoyens””300.

Une première appréhension de cette relation traitée en termes de citoyenneté peut être résumée par la proposition suivante : le service public reste le seul lien concret de contact avec la politique. C’est sur cette rencontre avec l’Etat et avec les élus, sur le traitement individualisé du rapport à la collectivité, que les auteurs américains ont particulièrement travaillé, en montrant que se jouent dans ces rencontres une forme majeure de rapport au politique301.

Une autre démarche permet de concevoir les usagers des services publics comme citoyens à travers l’assignation des individus à une place dans la communauté politique: les analyses insistent alors sur le traitement et l’identification bureaucratiques des individus, l’“acculturation” et les mécanismes socialement différenciés d’intériorisation des identités bureaucratiques. Vincent Dubois note ainsi, à propos des relations de guichet dans les CAF, que les “dispositifs de la rencontre bureaucratique et la reproduction d’une relation inégalitaire tendent tant bien que mal à transformer les individus concrets en “allocataires”, c’est-à-dire à les conformer à des rôles institutionnellement prescrits, à leur inculquer comportements, pratiques et statuts. S’ils servent avant tout à maintenir l’ordre de la relation administrative, ces mécanismes ont donc aussi des implications qui dépassent largement les seules interactions de guichet”302.

Enfin, la question de la citoyenneté est au coeur de l’interprétation en terme de coproduction des politiques publiques303. C’est ce sur quoi insiste Luc Rouban : “Quant aux usagers, leur demande de citoyenneté passe plus aujourd’hui par l’implication dans les politiques publiques que par la participation électorale”304. Dans cette perspective, les destinataires doivent moins être définis par la place à laquelle ils sont assignés que par leur “capacité à exprimer de manière autonome leur attachement à la collectivité et à le faire valoir comme un principe de réalité au moment de la mise en oeuvre des politiques”305.

Il devient alors possible de voir dans les courriers306, et notamment dans ceux adressés au maire de Lyon, non seulement le réinvestissement d’une parole mais aussi l’élaboration de cadres d’interprétation. C’est ce que note Sonia Branca Rosoff, dans une perspective très proche, développée à partir de l’analyse du courrier des lecteurs adressé à trois journaux marseillais : “s’autoriser à prendre la parole (...), lier le discours de la contestation et la contestation des formes, c’est mettre en cause non seulement des thèses, des opinions mais, bien au-delà, les formes mêmes du discours légitime et le mode de relation du citoyen au politique”307.

Notes
296.

Arlette Farge (dir.), Michel Foucault (dir.), Le désordre des familles. Lettres de cachet des Archives de la Bastille, Paris Gallimard Julliard, 1982, “Archives”, p. 355. Si l’analogie entre les lettres de placet adressées au souverain par ses sujets et les courriers adressés au maire est sujette à caution, il n’en reste pas moins que la formule reste tout à fait à propos.

297.

Albert O. Hirschman, Défection et prise de parole, Paris, Fayard, 1995, “L’espace du politique”, p. 54. Cette prise de parole s’oppose à la défection. Il ne faut cependant pas négliger les particularités attachées au marché politique. C’est ce que rappelle Jacques T. Godbout en notant que “la démocratie n’est pas le marché. Autrement dit le citoyen n’est jamais entièrement extérieur à “son” gouvernement ; il n’est jamais dans ce contexte, un pur étranger, à la manière du consommateur dans le rapport marchand. On ne change pas de gouvernement et de communauté comme on change de voiture, quoi qu’en disent les tenants du néo-libéralisme, du “public choice” et du “vote avec les pieds”. C’est pourquoi le citoyen ne dispose que dans une proportion beaucoup plus faible du pouvoir de retrait que possède le consommateur sur le marché” [Jacques T. Godbout, “Coproduction et représentation de l’usager”, in Michel Chauvière (dir.), Jacques T. Godbout (dir.), Les usagers entre marché et citoyenneté, Paris, L’Harmattan, 1992, “Logiques sociales”, p. 301]. Albert O. Hirschman prend d’ailleurs en compte cette spécificité quand il note que dans certaines situations et notamment entre deux élections, “la défection est rendue impossible, la prise de parole est la seule voie ouverte aux clients ou aux membres mécontents” [Défection et prise de parole, op. cit., p. 58].

298.

Sidney Verba & Norman H. Nie, Participation in America - Political Democracy and Social Equality, op. cit., p. 52. C’est nous qui traduisons et soulignons.

299.

On consultera surtout la mise au point de Philippe Warin sur l’ensemble des théories concernant les usagers et la citoyenneté : La réception des politiques par les destinataires. Esquisse d’une approche des relations entre action publique et lien politique, Note de synthèse pour l’habilitation à diriger des recherches en science politique, CERAT, Janvier 1998, 86 p.

300.

Les différentes approches développées à ce jour sont synthétisées par Jean-Marc Weller, “La modernisation des services publics par l’usager : une revue de la littérature (1986-1996)”, Sociologie du travail, n°3, 1998, pp. 365-392.

301.

Cf. notamment Bryan D. Jones et al., “Bureaucratic Response to Citizen-Initiated Contacts : Environment Enforcement in Detroit”, American Political Science Review, n°72, 1977, pp. 148-165 ; Yeheskel Hasenfeld, “Citizen’s Encounters with Welfare State Bureaucracies”, Social Service Review, december 1985 ; David Moon, George Serra, Jonathan P. West, “Citizens’Contacts With Bureaucratic and Legislative Officials”, Political Research Quaterly, vol. 46, n°4, 1993, pp. 931-941 ; George Serra, “Citizen-Initiated Contact and Satisfaction with Bureaucracy : A multivariate Analysis”, Journal of Public Administration Research and Theory, vol. 5, n°2, 1995, pp. 175-188. La notion d’accountability entre dans le même type de préoccupation.

302.

Vincent Dubois, La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère. Paris, Economica, 1999, “Etudes politiques”, p. 31.

303.

Jacques T. Godbout ne se contente pas de constater les échanges qui se produisent dans les relations de service, il définit ces relations comme relevant nécessairement de la citoyenneté. “La notion d’usager essaie de conceptualiser et de prendre en compte le fait que la démocratie a une double racine : communautaire et marchande. La coproduction nomme la dimension communautaire d’un système qui est aussi fondé sur la rupture producteur-usager” [pp. 301-302]. Plus loin, il note que “les usagers ne visent pas à enlever le pouvoir aux représentants des citoyens. Ce serait s’enlever la source de leur propre pouvoir, scier la branche sur laquelle ils se tiennent. Le pouvoir du citoyen est la base et la source du pouvoir du “coproducteur”” [p. 304], cf. “Coproduction et représentation de l’usager”, in Jacques T. Godbout (dir.), Michel Chauvière (dir.), Les usagers entre marché et citoyenneté, op. cit.

304.

Luc Rouban, “Le client, l’usager et le fonctionnaire : quelle politique de modernisation pour l’administration française ?”, Revue française de science politique, n°59, juillet-septembre 1991, p. 440. On trouve une réflexion similaire de la part d’Albert Mabileau : “Les mécanismes de représentation politique ne paraissent plus assurer aujourd’hui une participation satisfaisante de la population, alors qu’au contraire le développement des politiques locales marque une sensibilité croissante des autorités publiques aux préoccupations des habitants”. Cf. Le système local en France, Paris, Montchrestien, 1994, “Clefs Politique”, 2ème éd., p. 121.

305.

Philippe Warin, La réception des politiques par les destinataires, op. cit. L’auteur, en tournant son regard vers les politiques publiques, inverse la proposition et parle alors de processus permettant de “civiliser les politiques”.

306.

La consultation des archives de l’Association des Usagers de l’Administration (ADUA), association présidée par Jean-Claude Delarue et visant la défense de tous les usagers des services publics et des administrations par des soutiens juridiques et médiatiques permet de recenser un grand nombre de lettres adressées aussi bien aux services publics (SNCF, EDF-GDF, DDE...), aux élus (Président de la République, Députés, Maires) qu’aux agents de l’Etat (Médiateur de la République, Préfet). Ces lettres montrent bien les points d’appuis normatifs saisis par les requérants et notamment l’appel explicite à des grandeurs telles que la citoyenneté ou le service public. On pourra consulter quelques exemples de ces courriers en annexes.

307.

Sonia Branca-Rosoff, Cécile Marinelli, “Faire entendre sa voix. Le courrier des lecteurs dans les trois quotidiens marseillais”, Mots, n° 40, sept. 1994, p. 38.