Retour sur les épistoliers

Insister comme on vient de le faire sur la dimension politique des prises de parole permet de compléter la définition - uniquement sociographique - proposée des épistoliers en tenant cette fois compte des configurations spécifiques du jeu politique dans lequel ils sont engagés. Norman H. Nie et Sydney Verba notent en effet que les personnes qui, dans une conjoncture donnée, forment une minorité par rapport à une opinion publique dominante, auront tendance à se rabattre sur le contact direct dans leurs tentatives de contestation. Certains groupes minoritaires auraient recours au contact direct comme seule voie encore disponible pour se faire entendre. Ce serai le cas de la population noire aux Etats-Unis (qui, privée du recours aux intermédiaires traditionnels, s’engage dans ce type de contact), ou encore des personnes les plus défavorisées (dont les intérêts ne sont que rarement interprétés par des porte-parole). Cette absence de relais pourrait également tenir non pas à la nature du groupe mais à une conjoncture particulière : les partisans du maire momentanément en désaccord avec la politique que ce dernier conduit peuvent être conçus comme des individus n’ayant plus d’expression auprès du champ politique313.

Privés du porte-parole dans lequel ils se reconnaissent, certains partisans314 en désaccord prennent la parole pour indiquer leur mécontentement au maire qu’ils ont élus. Si l’on ne peut nier l’aspect stratégique de la présentation du locuteur comme partisan315, celui-ci ne peut néanmoins rendre compte de l’ensemble des déclarations des citoyens316. Ainsi, peut on voir dans le recours au contact épistolaire par les partisans déçus une façon de signifier au maire leur désapprobation, sans pour autant être identifiés aux adversaires politiques de ce dernier : conjoncture spécifique où les partisans se retrouvent dans l’opposition sans pour autant s’y identifier317.

Notes
313.

La lettre précédente permet également de penser que des personnes appartenant au groupe minoritaire des catholiques “intégristes”, groupe dont l’accès au champ politique est marginalisé, auront particulièrement recours à ce type de pratique épistolaire.

314.

De façon générale, parmi les 22% de personnes de notre panel indiquant leur position politique, la quasi totalité se déclarent politiquement proches du maire.

315.

La propension des locuteurs à se déclarer favorables à la couleur politique du maire et à son action serait, selon les rédacteurs, une ficelle usée jusqu’à la corde qui serait censée permettre aux demandes ou plaintes d’être accueillies de façon plus favorable par la municipalité : ils “passent de la pommade en disant “j’apprécie votre action”, “c’est très bien ce que vous faites””. Cf. Entretien avec Nicolas Blain, rédacteur au Cabinet du Maire de Lyon, 2-4 juillet 1997.

316.

Pour mesurer l’ampleur de l’usage stratégique qui serait fait de la couleur politique dans les courriers, il faudrait pouvoir comparer de façon systématique les écarts entre les déclarations de vote ou la position sur l’échelle gauche-droite des différents locuteurs et la couleur politique qu’ils affichent dans leur courrier au maire. En attendant, si se présenter comme politiquement proche ou partisan du maire peut relever de la stratégie, cette hypothèse se heurte à un certain nombre de limites. D’abord, il faudrait pouvoir confirmer l’hypothèse selon laquelle les citoyens pensent que l’appartenance à un même bord conduirait à un traitement de faveur de leur courrier par la municipalité. A supposer que cette hypothèse soit vérifiée, reste que l’on pourrait alors se demander pourquoi seulement 20% de la population y aurait recours.

317.

Avec Albert O. Hirschman [Défection et prise de parole, op. cit.] on pourrait qualifier cette situation par une combinaison de prise de parole et de loyauté. C’est par loyauté que certains exprimeront, de façon discrète, leurs reproches au maire, en évitant une prise de parole publique et démonstrative.