Penser la citoyenneté comme une relation pratique engagée par les citoyens, penser la pluralité possible de ces relations, penser une citoyenneté “par le bas”, penser une citoyenneté en acte : telles sont les ambitions qui nous animeront dorénavant.
Dans le cadre d’une analyse portant non seulement sur les représentations des citoyens mais également sur leurs pratiques - autrement dit dans le cadre d’une analyse d’une citoyenneté en acte -, il convient de se doter des outils permettant de saisir ces formes quotidiennes et labiles de citoyenneté. Dans cette perspective, les approches et postulats de la sociologie pragmatique offrent un point d’appui particulièrement intéressant. Cette sociologie conduit en effet à renouveler la lecture des actions des individus, en orientant l’attention sur les ajustements qu’ils doivent opérer dans certaines situations. Considérée comme un “tournant pragmatique”381, cette sociologie ne tente plus tant de répondre à la question du pourquoi des actions mais à la question du comment une action est conduite. D’une sociologie essentiellement axée sur des caractéristiques intrinsèques aux acteurs et aux structures sociales dans lesquelles ils évoluent, on passe à une sociologie s’attachant davantage aux processus que ceux-ci mettent en branle dans le cours même de leurs actions. Cette nouvelle sociologie s’intéressera donc principalement aux contraintes qui pèsent sur une action ainsi qu’aux compétences développées par les acteurs. La notion de régime d’action permet de préciser cette démarche : “On peut définir schématiquement un régime d’action comme la modélisation de l’action dans certaines situations à travers l’équipement mental et gestuel des personnes, dans la dynamique d’ajustement des personnes entre elles et avec les choses, en recourant donc à des appuis pré-constitués à la fois internes et externes aux personnes”382. Les régimes d’action permettent donc l’éclaircissement d’actions situées. Plutôt que de modèles, dont la validité se voudrait universelle, le travail à partir des régimes d’action tend ainsi à “régionaliser” le savoir. Surtout, l’analyse en terme de régime d’action permet de porter attention à ce qui se passe dans l’action.
La rupture de la sociologie des régimes d’action
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C’est en partant d’une critique de la “sociologie critique” que Boltanski a été amené à développer un programme de recherche particulier384. En effet, c’est d’abord à une critique de la position surplombante de la sociologie traditionnelle que se livre l’auteur. Selon lui, la sociologie classique trouverait son fondement dans le dévoilement d’une illusion.
Les acteurs seraient “liés au monde social par des intérêts, ils auraient donc tendance soit à dissimuler la vérité quand elle est contraire à leurs intérêts soit, dans les modèles plus sophistiqués à l’oeuvre dans la sociologie moderne, à se dissimuler à eux-mêmes la vérité de leurs actes et de leurs prises de position et, par conséquent, à entretenir avec la réalité sociale un rapport de mauvaise foi qui les ferait agir de façon dédoublée : la main droite s’obstinerait à ignorer ce que fait la main gauche, et c’est précisément sur la coupure entre ce qui est revendiqué à titre d’idéal par les acteurs et la réalité cachée mise en lumière par le sociologue que repose, dans ce modèle, la possibilité d’accomplir les actions compatibles avec l’ordre social et qui ne pourraient pas être assumées par les acteurs si la réalité de l’intérêt et la nécessité de la contrainte ne se dissimulaient pas sous le voile du désintéressement ou du libre arbitre. C’est donc sur une illusion que repose le maintien de l’ordre. La tâche du sociologue est de décrire cette illusion en tant que telle (...)”385.
Cette longue citation permet de bien cerner les limites que Luc Boltanski peut opposer à la “sociologie critique” et ce, aussi bien à ses pères fondateurs qu’aux sociologues “modernes”386. A prétendre que le monde social est construit sur une illusion, ces sociologies se limitent à penser les acteurs comme des personnes agies ou tout au moins surdéterminées à la fois par leurs conditions objectives de classe et par leurs intérêts387. Tenant les acteurs pour des personnes bercées par leurs illusions ou sans cesse en train de produire des illusions, cette sociologie est contrainte, pour fonder son analyse, de prendre appui sur des éléments, sur un socle, “un point fixe, (...) une réalité plus vraie que l’illusion”388. Cette réalité, ce sont les “objets attachés aux personnes et traités comme des formes symboliques destinées à supporter leur identité”389. Autrement dit les personnes sont essentiellement conçues à travers des caractéristiques qui leur sont attachées, qui ne peuvent mentir contrairement aux acteurs eux-mêmes. Par là, c’est rejeter hors du champ d’analyse tout ce que les acteurs disent ou font dans le feu de l’action, sous prétexte qu’ils vivraient dans et perpétueraient un monde d’illusion. Ecume de la réalité sociale, jeu théâtral face à un inconscient social, labilité du monde social face à ses fondements objectifs, autant d’oppositions qui interdisent de prendre au sérieux ce que les acteurs font, la façon dont les acteurs sont au monde.
L’appui sur les acquis de la sociologie pragmatique conduit à penser un certain nombre d’outils permettant de saisir les rapports que les citoyens entretiennent avec le maire. Dans un premier temps, on se propose de rappeler les différents travaux spécifiant les régimes pragmatiques d’expression publique afin de mieux saisir les contraintes d’une configuration d’échange - l’épistolarité - caractérisée par le flou de ses dimensions publiques et privées. Ce premier travail permet, dans un second temps, de concevoir un certain nombre de grammaires spécifiques animant l’interpellation du maire. Ces grammaires plurielles systématisent la pluralité des approches, des modes de compréhension de l’institution municipale que les épistoliers mettent en oeuvre dans leurs courriers. Le travail sur les grammaires d’interpellation permet alors de considérer sous un autre angle la question de la citoyenneté. Si certaines grammaires ont un air de famille avec les définitions classiques de la citoyenneté, la plupart d’entre elles en sont en revanche très éloignées. Ainsi, en portant le regard sur les constructions et visions politiques des citoyens dans leurs pratiques, on est conduit à proposer une définition ouverte et située de la citoyenneté, en rupture avec les définitions aujourd’hui les plus courantes (Chapitre 4 : Prolégomènes à une analyse du régime de l’interpellation).
Dotés des outils permettant l’appréhension des pratiques citoyennes et du sens que les acteurs y accordent, il est nécessaire d’envisager l’exposition des différentes grammaires que les citoyens honorent dans leur interpellation du maire. Il s’agit en effet de préciser et de déplier chacune de ces grammaires - ou modèle - d’interpellation. Préciser chaque modèle d’interpellation d’abord, en rendant compte de leur structure grammaticale et en insistant sur les mises en équivalences opérées par les citoyens avec le maire, équivalences qui prennent appui sur différentes figures “mayorales” disponibles dans l’espace public. La description logique des modèles nécessite alors d’être confrontée aux différentes façons dont les citoyens s’emparent et construisent, en acte, leurs relations avec l’autorité publique. Chacun des modes d’interpellation laisse en effet ouvert des modus operandi particulièrement divers : les citoyens construisent, toujours de façon singulière, un discours répondant pourtant à un certain nombre de règles de grammaire. Cette démarche de clarification des équivalences et des grandeurs de chaque modèle, ainsi que l’analyse des manières dont les citoyens les font vivre en les habitant, permettent de considérer les voies différenciées dont ces citoyens usent pour construire une citoyenneté en acte.
La distinction que l’on peut faire dans l’exposition entre différents types d’interpellation est purement analytique. Les six modèles que nous avons construits peuvent être scindés en deux groupes selon la place accordée aux liens électoraux. Le premier groupe, composé des modèles citoyen, aristocratique et de la sujétion, intègre peu ou prou des relations de type électoral entre les acteurs (Chapitre 5 - Citoyens, aristocrates et sujets). Dans le second groupe, comprenant les modèles de l’action collective, industriel, et pamphlétaire, la dimension électorale comme lien pertinent entre les citoyens et le maire est en revanche gommée (Chapitre 6 - Les interpellations extraélectives). Cette présentation ne renseigne aucunement sur la fréquence d’usage de chacun des modèles390, ni sur la capacité critique comparée de chaque grammaire. Or, l’usage des modèles d’interpellation, tendanciellement lié à des groupes sociaux et à des objets particuliers, est susceptible de renseigner sur les écarts animant ces différents modes d’interpellation. Au-delà du constat de la pluralité des modes d’interpellation du maire, la question qui se pose est celle des ressources critiques offertes par chacun des modèles, et partant les positions différenciées des locuteurs face au maire.
On pourra trouver une synthèse des apports de ce courant dans Nicolas Dodier, “Agir dans plusieurs mondes”, Critique, n° 529-530, juin- juillet 1991, pp. 428-458 et Id., “Les appuis conventionnels de l’action - Eléments de pragmatique sociologique”, Réseaux, n° 62, 1993, pp. 65-85.
Philippe Corcuff, “Théorie de la pratique et sociologies de l’action. Anciens problèmes et nouveaux horizons”, Actuel Marx, n° 20, 2ème semestre 1996, p. 34.
Plusieurs régimes d’action ont été développés à ce jour : aux quatre premiers proposés par Luc Boltanski et Laurent Thévenot (le régime de la justification publique, le régime d’agapè, le régime de la paix en équivalence et le régime de la violence), se sont ajoutés le régime de familiarité développé par Laurent Thévenot et les régimes d’interpellation éthique dans le face à face ou de compassion et machiavélien ou tactique-stratégique développés par Philippe Corcuff et Nathalie Depraz. Sur ces différents régimes et les références bibliographiques attenantes, cf. Philippe Corcuff, “Théorie de la pratique...”, op. cit., p. 34-35.
Ce “tournant pragmatique” est décrit de la façon suivante dans le numéro spécial de Espace-Temps - Le journal [n° 49-50, 1992, p. 5] : “on peut rassembler certains traits saillants de ces courants émergents, et en particulier : la centralité de l’action et la réhabilitation de l’intentionnalité et des justifications des acteurs ; l’idée qu’une science sociale ne doit jamais présupposer l’identité individuelle ou collective mais doit en éprouver les procédures “narratives” de construction et de reconstruction ; l’intrication du naturel, du discursif et du social ; l’éloignement par rapport au structuralisme et au projet de dévoilement de la sociologie “critique” ; un rapport renouvelé et pacifié entre sciences sociales et philosophie”.
Luc Boltanski, L’amour et la justice comme compétences - Trois essais de sociologie de l’action, Paris, Métailié, 1990, p. 39.
Si Marx, Durkheim, Weber ou Pareto sont visés explicitement par cette réflexion tant ils assimilent “l’activité scientifique à une opération de dévoilement des illusions” [Ibid. p. 41], aucune mention n’est faite de Pierre Bourdieu qu’on reconnaît pourtant largement dans cet extrait sous les traits du “sociologue moderne”. Cette position en demi-teinte par rapport à Pierre Bourdieu semble pouvoir s’expliquer par la référence que constitue toujours la sociologie de l’action développée par ce dernier, et ce notamment dans Le sens pratique [Paris, Minuit, 1980]. Pour un point sur les filiations possibles, cf. Philippe Corcuff, “Théorie de la pratique et sociologies de l’action”, op. cit. et Bernard Lahire (dir.), Le travail sociologique de Pierre Bourdieu. Dettes et critiques, Paris, La Découverte, 1999, “Textes à l’appui”, 257 p.
C’est la principale critique qui est adressée par Alain Caillé dans Don, intérêt et désintéressement - Bourdieu, Mauss, Platon et quelques autres, Paris, La Découverte / MAUSS, 1994, “Recherches”, notamment p. 56 : “... P. Bourdieu tient que cette quête de l’intérêt matériel a toujours constitué, dans toutes les sociétés, le ressort caché de l’action. Simplement, nous autres, modernes, en serions davantage conscients que nos ancêtres, grâce notamment au travail démystificateur du sociologue”. Alain Caillé aborde, dans le même ouvrage, la critique du régime d’agapè chez Boltanski. Si ce dernier tente de dépasser la question de l’intérêt comme donnée anthropologique, ce n’est qu’au prix de l’abandon de tout travail sociologique : “Si bien que, malgré les apparences, il n’est pas sûr que Boltanski laisse beaucoup plus de chances au désintéressement que P. Bourdieu, lorsque celui-ci, sans contester formellement la possibilité du désintéressement, posait que ne sont sociologiquement pertinents que les habitus désintéressés plongés dans une société où la vertu paie. Et, de fait, en parlant d’amour et d’agapè, Boltanski ne semble plus se penser sociologue” [Ibid., p. 250].
Luc Boltanski, L’amour et la justice comme compétences, op. cit., p. 44.
Id Ibid.
On aura l’occasion de revenir en fin de partie sur la distribution des courriers le long au sein des différents modèles. Toutefois, on peut dores et déjà indiquer qu’en ce qui concerne les courriers que nous avons analysés, le modèle citoyen est très majoritairement sollicité. Il représente ainsi plus de la moitié des lettres contestant la construction de la mosquée de Lyon ; en revanche, ce modèle n’est que peu présent dans les lettres de réclamation concernant la gestion routinière de la commune, lettres qui empruntent très largement au modèle industriel. Les lettres construites sur le modèle de l’action collective sont par définition moins nombreuses ; elles abordent cependant un grand nombre de sujets de contestation. Enfin, les modèles aristocratique, de la sujétion et pamphlétaires sont présents de façon plus marginale.