Le régime de la justification apparaît comme un point d’appui intéressant pour penser un régime d’interpellation, et ce d’autant plus quand on s’intéresse aux courriers faisant état de plaintes. Les citoyens qui font part de leurs mécontentements sont en effet dans l’obligation de mobiliser des arguments, de s’expliquer, de justifier leurs attentes et de montrer ce en quoi elles ont été déçues. L’appui sur un tel régime n’est cependant pas sans poser problème quand il s’agit d’analyser ces courriers.
En effet, les conditions de publicité qui encadrent la justification sont loin d’être identiques à celles que l’on peut trouver dans la pratique épistolaire à destination du premier magistrat. Les régimes de la justification et de la dénonciation sont en effet des régimes triadiques409 incluant la présence d’un Tiers alors même que les échanges épistolaires, s’ils ne relèvent pas nécessairement du secret ou de la sphère privée, ne peuvent pour autant difficilement être considérés comme publics. La référence à un public n’est en effet pas systématique dans les courriers au maire. Si, certains locuteurs menacent d’adresser - ou adressent - copie de leur lettre à des journaux ou des personnalités politiques, assurant ainsi la publicité de leur discours, d’autres en revanche, ne font référence à aucun public, refermant l’échange sur les seules personnes directement concernées : eux-mêmes et le maire. Ainsi, tous les courriers adressés au maire de Lyon ne semblent pas relever des mêmes contraintes que les situations de justification publique analysées par Luc Boltanski et Laurent Thévenot.
Or la question de la présence - ou tout au moins de la référence à - un Tiers ou un public est d’une importance capitale pour concevoir les règles de grammaire animant les discours des actants, puisque les règles qui sont potentiellement mobilisées dans les situations de coordination excluant des Tiers se distinguent de celles requises dans des espaces offerts au regard et au jugement d’autrui. Dans les scènes sous contraintes de publicité, on rappelle que le locuteur qui veut convaincre son auditoire, se doit de construire des justifications crédibles et dont le degré d’universalité est élevé. En revanche, dans les scènes échappant à de telles contraintes, aucune justification approfondie ne semble nécessaire, laissant ainsi place à des arrangements particuliers et temporaires. Faut-il en conclure que certains épistoliers faisant référence d’une façon ou d’une autre à un tiers obéiraient à des grammaires publiques alors que les autres y échapperaient410 ?
La distinction entre des courriers “privés” et des courriers “publics” ne semble cependant pas devoir résister à une analyse qui montre que l’ensemble des lettres adressées au premier magistrat de la Ville de Lyon relèvent, en définitive, de grammaires d’expression proches de celles animant les discours publics. Ainsi, les différences entre ces écrits tiendraient non pas à une opposition de nature - entre privé et public - mais dessineraient un continuum au sein même des grammaires d’expression publique. Afin d’expliciter cette assertion, il ne nous semble pas inutile de revenir sur les échafaudages théoriques animant aussi bien le régime de la dénonciation, celui de la justification ou encore ceux de l’opinion et du partage. Dans ces différents régimes triadiques, une multiplicité de façon de concevoir le public nous est en effet proposée, qui permet de concevoir la relation épistolaire au maire comme une relation plus ou moins soumise à des contraintes de publicité. C’est ce parcours dont on voudrait rendre compte dorénavant.
A cette fin, on peut, de façon analytique, distinguer deux figures marquant les situations publiques : la figure du Tiers et la figure du public. Le Tiers peut être considéré comme une instance générique subsumant tout type de public, une sorte d’Autrui devant qui il est nécessaire d’emprunter certaines formes d’engagement. Cette instance conduit les locuteurs à produire des arguments acceptables par tout un chacun, partageables. D’une certaine façon, on peut paradoxalement caractériser cette instance extérieure comme un monde commun partagé par l’ensemble des individus411. La figure du public est en revanche concrète ; le public est composé de témoins toujours spécifiques. Ce sont sous les yeux de ces témoins qui incarnent en quelque sorte la figure du Tiers que se déroulent les échanges. L’articulation de ces deux figures, qui évolue selon les régimes proposés, permet de glisser d’une définition du public très métaphorique à des définitions plurielles dans lesquelles on peut trouver des éléments de compréhension de la configuration particulière que constitue l’acte épistolaire à destination du maire.
“Une façon économe de caractériser la situation publique est de l’approcher comme régime de coordination dans lequel les participants se rendent mutuellement manifeste la présence d’un tiers dans la position de la troisième personne, celle du passant, du témoin ou du public. Le caractère public de la situation peut ainsi être considéré comme une réalisation interactionnelle dans laquelle les personnes marquent, par toute une série de procédures, que leur échange ne vaut pas simplement dans l’espace du toi et du moi, mais qu’il peut être référé à une communauté de chacun (...). (...) Lors de très nombreuses situations interlocutoires, la dispute, la promesse ou l’échange d’opinions par exemple, les participants sont amenés à convoquer une communauté élargie devant laquelle pourraient être vérifiés, reconnus ou justifiés les actes de langage qu’ils se destinent pour se défendre, s’engager ou se convaincre”. Dominique Cardon, “Comment se faire entendre ? Les prises de parole des auditeurs de RTL”, Politix, n° 31, 1995, pp. 163.
L’ambiguïté de la qualification des courriers entre “privé” et “public” ne pose pas seulement un problème d’hétérogénéité du matériau, elle soulève une difficulté méthodologique majeure : autant il paraît possible de concevoir des grammaires publiques autant il paraît difficile de penser des “grammaires privées”. En effet, les personnes qui construisent des discours publics sont censées honorer un certain nombre de règles pour que leur message soit pris en compte. Dans cette perspective, elles font des efforts - comme “se grandir” dans la dénonciation - et des sacrifices - comme l’abandon d’une logique domestique ou industrielle dans une situation réclamant une intervention de type civique, dans le cadre de De la justification, op. cit. Ces efforts ou sacrifices ne portent cependant pas toujours leurs fruits et certaines personnes peuvent alors faire des fautes que leurs interlocuteurs pourront relever afin de les rappeler à l’ordre. Ces éléments - efforts, fautes -, très largement liés à la publicité des situations d’interlocution, constituent autant de marqueurs des grammaires d’expression publique et permettent aux individus, comme aux chercheurs, d’en dessiner les contours et les exigences.
C’est notamment le sens qu’il faut donner à l’opinion publique dans “La dénonciation”, op. cit. L’opinion publique incarne un cadre commun à l’ensemble des interlocuteurs pris dans une situation.