C’est d’abord à une extension de la définition des situations dites publiques, sous l’autorité d’Erving Goffman, que Dominique Cardon, Jean-Philippe Heurtin et Cyril Lemieux se consacrent.
“A la question de savoir dans quelles conditions les partenaires d’une interaction traitent la présence réelle ou imaginée d’un public comme une dimension pertinente de leur activité, E. Goffman a en effet été l’un des premiers à éviter de répondre en invoquant l’autorité de contenus sémantiques qui définiraient en propre les situations de publicité. Il a au contraire choisi de se placer très en amont de ce que la théorie politique, par exemple, entend habituellement par “publicité” pour identifier, dans les situations réputées les plus “banales” et les plus “courantes”, les obligations très particulières que fait peser sur le comportement de chaque interactant le fait d’être soumis “au regard des autres” et de devoir traiter la présence et l’attitude d’autrui comme autant de points d’appui à la coordination d’une commune activité”421.
Cette définition permet de distinguer deux idéaux-types de situations appelés dyadique et triadique, suivant que la présence d’un tiers peut être ou non constatée. Dans les situations dyadiques, les régimes d’action “n’ont besoin pour être activés que de la co-présence de deux acteurs ou de deux équipes d’acteurs”, alors que dans les situations triadiques “les acteurs se coordonnent sous le regard ou en référence à un Tiers, (...) irréductible à l’un des deux acteurs ou équipes d’acteurs en présence”422.
Dans cette perspective, la publicité d’une situation n’est plus rivée à la présence de ce qu’on appelle le plus souvent l’espace public mais laisse place à une pluralité de situations gouvernées de fait par la présence d’un tiers. Ce tiers peut donc prendre la forme d’un public tel qu’on l’entend de façon classique, mais peut également se décomposer dans des formes plus ténues, des présences corporelles mais aussi virtuelles qui n’engagent pas moins le locuteur. Ainsi, le recours à une définition large du tiers évite de réifier la seule forme de public posée comme légitime et animant d’ordinaire la sphère politique, au profit d’un continuum de situations faisant toutes, peu ou prou, référence à une présence étrangère contraignant le discours.
De plus, le public, quel qu’il soit, n’est plus posé a priori mais relève en partie de la construction des acteurs, c’est-à-dire qu’il est défini conjointement par un certain nombre de dispositifs et par les acteurs inscrits dans l’action reconnaissant une certaine pertinence à des tiers.
Cf. “Parler en public”, Politix, n° 31, 1995, p 6.
Dominique Cardon, Jean-Philippe Heurtin, Cyril Lemieux, “Parler en public”, op. cit., p. 6-7.