2- Des dispositifs contraignants

Si la construction par les actants eux-mêmes des conditions de recevabilité de leur discours est pertinente, il n’en reste pas moins qu’ils sont orientés sinon contraints par des dispositifs assurant la tenue des scènes. La reconnaissance de ces dispositifs par les actants leur permet alors d’identifier les régimes ou les types d’engagement qui sont attendus d’eux et dont le respect leur permettrait d’atteindre la félicité.

L’analyse des configurations de prise de parole indique aux différents locuteurs le type de régime dont il faudrait qu’ils usent pour être écoutés et donner de la force à leur discours. Les agencements inscrits aussi bien dans des dispositifs techniques (présence de tables, bancs, chaises, micros...) qu’institutionnels (présence d’un présentateur, d’un président de débat, durée restreinte de l’émission ou de la réunion, temps de parole limité...) permettent la plupart du temps de rendre compte de façon assez fidèle des régimes (et des formes d’engagement qui leurs sont connexes) attendus dans les différents lieux plus ou moins publics. Ces dispositifs sont d’ailleurs assez stabilisés pour pouvoir rappeler à l’ordre les personnes qui s’en écarteraient trop : le président d’une assemblée peut décider de ramener le calme en réprimandant un participant, un animateur TV peut demander à ce qu’une personne dont les interventions ne conviennent pas au cadre de l’émission ne soit plus l’objet du cadrage, rendant sa parole lointaine et sans visage... L’analyse des messages d’indignation passés sur France Inter à l’occasion d’une journée consacrée à l’Abbé Pierre permet d’exemplifier ces dispositifs. Certains messages ne tenant pas assez compte de la présence d’un public d’auditeur et étant trop tournés sur eux-mêmes sont recalés ; d’autres en revanche, qui font apparaître un souci d’intercompréhension, apparaissent bien plus fidèles aux canons du mode d’expression favorisé par les animateurs de l’émission429.

En ce qui concerne les courriers adressés au premier magistrat, l’analyse du dispositif épistolaire conduit ainsi à penser que l’écriture au maire est loin d’échapper à toute contrainte. Autrement dit, les locuteurs ne sont pas totalement libres de construire le maire à leur guise. En effet, les citoyens qui écrivent au maire objectivent, ne serait-ce que sur l’enveloppe de leurs courriers, le rôle institutionnel de ce dernier. Ils ne s’adressent pas tant à un interlocuteur lambda mais à un interlocuteur à qui ils reconnaissent nécessairement une dimension spécifique comme maire. C’est à travers ce dispositif que le maire est crédité d’une dimension particulière qui en fait simultanément un partenaire de l’échange et une personnalité spécifique. Ils pourront par la suite rehausser la dimension publique de ce dernier ou au contraire essayer de la diminuer, il n’en reste pas moins qu’ils sont pris dans un échange dans lequel ils ne peuvent raisonnablement pas faire comme si le maire était un actant anonyme.

Au terme de cette revue des différentes définitions du Tiers et du public, plusieurs éléments peuvent être rappelés. Si dans un premier temps, on a pu voir que le Tiers était nécessairement extérieur aux parties dans une logique de la justification, il apparaît que le Tiers ou la contrainte de publicité relèvent simultanément de dispositifs particuliers et d’une construction dans l’interaction elle-même. Ainsi, dans leurs courriers au maire, les citoyens ne peuvent ignorer à qui ils s’adressent. Ils n’écrivent pas à une personne anonyme mais bien au premier magistrat, à l’Hôtel de Ville. Reste que s’ils n’ignorent pas à qui ils ont à faire, ils peuvent au cours de leurs écrits, rehausser le caractère institutionnel de leur interlocuteur ou, au contraire essayer de le gommer pour faire appel à des registres d’expression différents.

L’analyse des régimes de la dénonciation et de la justification, amendée par celle des régimes de l’opinion et du partage, permet de montrer tout l’intérêt d’une sociologie des régimes d’action dans l’exploration des relations de fait que les Lyonnais instaurent avec le premier magistrat dans leurs courriers. Une telle analyse permet d’abord de rendre compte des compétences partagées des acteurs. Elle permet ensuite d’insister sur les contraintes qui pèsent sur les discours et de saisir ainsi un système de conventions, là encore largement partagé par ceux qui écrivent et ceux qui reçoivent les courriers. Elle constitue en définitive une introduction à une sociologie pragmatique.

L’analyse de ces régimes offre surtout des points d’appuis pour penser les caractéristiques propres à un régime d’interpellation. Si la présence d’une contrainte de publicité n’a rien d’évident en ce qui concerne l’épistolarité, il s’avère pourtant que l’écriture au maire par de simples citoyens ne peut que difficilement être conçue à travers des engagements requis ou courants dans l’espace privé ou dans les relations dyadiques. Les locuteurs sont ainsi, s’ils veulent être entendus et écoutés, contraints d’obéir à un certain nombre de règles. Cette contrainte n’est cependant pas monolithique, elle peut être aménagée, définie par les acteurs eux-mêmes, leur laissant ainsi la possibilité d’engager, dans le régime d’interpellation, des grammaires différentes. Ce sont ces grammaires, et la façon de les construire qu’il nous faut dorénavant aborder.

Notes
429.

Dominique Cardon et Jean-Philippe Heurtin, “La critique en régime d’impuissance - Une lecture des indignations pour l’Abbé Pierre”, Cinquième Congrès de l’Association Française de Science Politique, 23-26 avril 1996, Table ronde n° 5 : “Transformations structurelles de l’espace public”, 37 p. Une critique peut cependant être formulée à l’encontre de l’approche parfois surplombante que nos auteurs ont des dispositifs scéniques. En effet, les publics analysés par Dominique Cardon et Jean-Philippe Heurtin semblent être toujours préconstitués par des agencements techniques et institutionnels lourds. Ils apparaissent alors non négociables. La définition des situations d’interaction à travers le seul agencement de la prise de parole conduirait pourtant à éluder les marges de manoeuvre des acteurs en situation et les redéfinitions - parfois temporaires - qu’ils peuvent initier des situations publiques et des contraintes argumentaires qui leur sont associées. Les acteurs seraient ainsi contraints d’entrer dans des situations dont les registres préconstitués et prédéterminés ne leur laisseraient que bien peu de choix. La seule marge de manoeuvre dont disposeraient ces derniers ne résiderait plus que dans le choix limité d’une forme d’engagement au sein d’un régime. Par exemple, dans un régime critique, les acteurs doivent, pour être entendus, démodaliser leur discours afin de promouvoir des grandeurs générales ; parallèlement, ils ne doivent pas disparaître totalement de leur discours en se faisant les hérauts d’une objectivité parfaite, sous peine d’être considérés comme inhumains. C’est seulement entre ces deux pôles délimitant la grammaire de la dénonciation que les locuteurs pourraient osciller. Mais selon cette hypothèse, les oscillations ou déplacements ne sont envisagées que dans un seul registre. Or, “les usages de ces grammaires sont des usages situés et circonstanciés et des oscillations d’une grammaire à une autre interviennent souvent au cours d’une même interaction ou d’un même échange verbal” [Dominique Cardon, Jean-Philippe Heurtin, Cyril Lemieux, “Parler en public”, op. cit., note 1 p. 9].