1- Les grammaires de l’interpellation

“C’est une affaire de qui peut dire quoi, dans quelles circonstances, avec quel préambule, sous quelle forme de surface, le tout sans être jugé insensé, étant données les relectures possibles. L’affaire de ce qui peut se dire tout en satisfaisant la Condition de Félicité”
Erving Goffman 430.

On se propose d’analyser le système d’interaction régissant les relations entre les citoyens et le maire. Parler d’interaction, c’est mettre l’accent sur ce qui se joue dans la matérialité de la scène en train de se dérouler, sur la présentation de soi et sur les représentations des acteurs dans le face à face431. Chaque personne mise en présence d’une autre doit en effet savoir faire face, contrôler ses expressions et les impressions de l’autre grâce à un jeu théâtral ad hoc et des ressources présentes dans toutes représentations. “Par une “représentation” on entend la totalité de l’activité d’une personne donnée, dans une occasion donnée, pour influencer d’une certaine façon un des autres participants. Si on prend un acteur déterminé et sa représentation comme référence fondamentale, on peut donner le nom de public, d’observateurs ou de partenaires à ceux qui réalisent les autres représentations”432.

On retiendra ici, plutôt que l’aspect stratégique des représentations que décrit Erving Goffman, la définition qu’il propose du public comme partenaire de l’interaction. Cependant, l’interaction ne suppose-t-elle pas une relation de face à face ? N’est-il pas nécessaire que les partenaires soient présents, qu’un public participe directement à la situation ? Peut-on réellement parler d’interaction en ce qui concerne les courriers alors même que ces derniers se caractérisent, par définition, par l’absence physique du destinataire ?

Cette absence n’est en fait que partielle. En effet, dans son courrier, le locuteur se confronte à son interlocuteur, il s’adresse à un vis-à-vis qu’il rend présent, qu’il fait exister et même parfois parler, il saisit le maire à travers différentes caractéristiques, le tient tour à tour ou simultanément pour témoin, juge ou partenaire, insiste sur les obligations attachées à sa fonction, sur sa personnalité ou sur les mérites et reproches qui peuvent lui être faits dans l’espace public. Ces courriers présentent donc bien toutes les caractéristiques d’une interaction entre un interlocuteur et un partenaire.

Si l’on tient que chaque locuteur se présente et s’attribue une position spécifique et propose une figure particulière du maire, il pourrait alors y avoir autant de définitions des locuteurs et du maire qu’il y a d’épistoliers. A condition de considérer chaque courrier comme un tout, le maire comme public recevrait en effet autant de définitions qu’il y a de citoyens : il serait alors moins une entité stable, définitive, qu’une entité toujours en définition, variable, non stabilisée433.

Cependant, les citoyens ont-ils toute liberté dans la caractérisation des actants pertinents, dans la construction de l’interaction ou encore dans la qualification du maire, sous prétexte que leur vis-à-vis n’est pas physiquement présent ? La réponse est bien évidemment négative : les scribes dans leur présentation, dans la définition souvent implicite qu’ils donnent du maire et dans les arguments qu’ils emploient doivent faire preuve d’un minimum de crédibilité, ils doivent être convaincants et pour cela construire une situation d’interaction plausible.

Notes
430.

Erving Goffman, Façons de parler, Paris, Ed. de Minuit, 1987, “Le sens commun”, p. 267.

431.

“Les questions qui touchent à la mise en scène et à la pratique théâtrale sont parfois banales, mais elles sont très générales ; elles semblent se poser partout dans la vie sociale et fournissent un schéma précis pour une analyse sociologique”, Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, La présentation de soi, Paris, Minuit, 1973, “Le sens commun”, p. 23.

432.

Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, op. cit., p. 23.

433.

A l’inverse de l’opinion publique, cristallisée pour les besoins dans un lectorat et partant objectivable, le public construit dans l’interaction entre les citoyens et le maire ne reçoit pas de définition univoque, définitive et stabilisée.