Ces différents modèles permettent de rendre compte, non pas tant des objets qui sont pris pour cible par les différents intervenants, mais des types de relations que les locuteurs privilégient pour entrer en contact avec le maire. Ils constituent ainsi autant d’idéaux-types des relations entre les citoyens et le monde politique local. Construire ainsi des idéaux-types permet, au-delà de toute identification à des individus, à des objets ou à des groupes sociaux, de mettre en perspective les caractéristiques discriminantes dessinant, pour les acteurs, autant de façon de comprendre, de concevoir et d’appréhender le monde politique.
Présentés de façon linéaire, ces modèles d’interpellation sont tous considérés sur le même plan. En effet, le recensement que nous avons effectué présente, sans distinction et partant sans accorder de faveur à un modèle plutôt qu’à un autre, des formes qui sont toutes, de fait, présentes dans les courriers analysés. Seule une telle mise à plat permet de reconnaître la présence de formes multiples, avant toute interrogation sur leur plus ou moins grande efficace et légitimité.
Pour autant, peut-on se contenter de ce simple recensement et négliger du même coup la distance et les éventuels déséquilibres animant ces différentes formes d’interpellation ? Plusieurs solutions s’offrent pour essayer de caractériser la différence de légitimité animant chacun de ces modes d’interpellation. D’abord on peut lier les différents modèles aux caractéristiques sociographiques des acteurs qui les mettent en oeuvre. Ensuite, on peut inférer de la réception des courriers par la municipalité une légitimité différente accordée aux courriers et, au-delà, aux modes d’interpellation auxquels ils ont recours. Pourtant, ces deux premières solutions, au-delà de leur faisabilité, se révèlent peu pertinentes en regard de notre terrain. On pourra alors essayer de considérer les possibilités critiques que ces différentes interpellations offriraient à leurs auteurs.
Les différents types d’interpellation peuvent être associés aux qualités des interpellants, en partant de l’hypothèse que les personnes les plus démunies auraient recours à certains modèles plutôt qu’à d’autres. Cependant, la caractérisation “des agents au moyen d’attributs stables, [le fait de] les doter d’intérêts et de dispositions inscrites dans le corps et capables d’engendrer des intentions objectives et non conscientes”446 est très difficile dans le cas de courriers. Aussi, manquant des renseignements relatifs aux positions sociales des locuteurs, est-il impossible de lier précisément les modèles d’interpellation à des agents ou des groupes particuliers447. C’est aussi le constat que fait Luc Boltanski à propos des courriers adressés par les lecteurs du Monde à leur quotidien :
“On ne peut éprouver les énoncés en les rapportant à des éléments stables qui consisteraient en des propriétés inscrites une fois pour toutes dans les personnes, tel qu’on est en droit de le faire dans les sociologies de l’agent où les énoncés et les actions ne sont appréhendés qu’au titre de marqueurs et de traces renvoyant à des propriétés sous-jacentes, définies elles-mêmes par référence à une cartographie de la “structure sociale””448.
Cette impossibilité conduit de fait le sociologue à renoncer à “asseoir sa propre interprétation sur une forme stable, construite en mettant à profit les ressources particulières dont il dispose, de l’ordre de ce que les sociologues classiques appellent communément la “structure sociale”, [pour] se laisser porter par les formes stables qui apparaissent dans les comptes rendus des acteurs”449 et dans leurs pratiques pourrait-on ajouter. L’acceptabilité de ces courriers peut en effet être considérée en se penchant sur la réception qui leur est accordée et le crédit qui est porté à ces différents discours et à leurs auteurs par les acteurs municipaux. “Pour clarifier les énoncés des personnes, nous devons donc les éprouver en les confrontant à une stabilité d’un autre ordre, c’est-à-dire, plus précisément, les rapporter aux conventions qui supportent leur intelligibilité et leur acceptabilité par un nombre indéfini d’autres acteurs”450. L’appel à des conventions comme point d’appui pour penser la pertinence et l’efficace de telles formes n’est pas sans poser problème dans le cadre des courriers adressés au maire. Autant cette démarche paraît pensable en ce qui concerne des pratiques largement exposées dans l’espace public - et dont le cercle de réception est potentiellement très large451 - ou encore des pratiques sous surveillance - interventions à la radio, publication de textes dans des journaux... -, autant les courriers reçus par le maire ne font-ils l’objet d’aucune sélection particulière. Comme nous l’avons vu plus haut, tout courrier adressé à la mairie a droit à une réponse et le nombre de lettres auquel le cabinet du maire ne fait pas suite est très limité ; en conséquence de quoi la réception des courriers par la municipalité ne constitue pas une épreuve susceptible de renseigner sur les courriers qui emprunteraient les grammaires d’interpellation les plus attendues.
La question reste donc entière : comment saisir d’éventuelles différences entre les types d’interpellation dont usent les citoyens dans leurs courriers ?
Nous avons, pour notre part, considéré ceux d’entre eux qui ouvrent sur une perspective critique. Si une certaine forme de normalité anime ces courriers452, rien n’empêche de concevoir les possibilités critiques offertes par chacun d’entre eux : à l’instar de ce que remarquent Dominique Cardon, Jean-Philippe Heurtin et Cyril Lemieux à propos des régimes de l’opinion ou du partage, certains modèles d’interpellation semblent faciliter une critique argumentée, la saisie de ressources proprement politiques et universalisables alors que d’autres constituent des ressources plus faibles dans la perspective d’une critique453.
En définitive, loin de nier à travers une présentation linéaire et un traitement symétrique de tous les modèles les différences qui les animent ou que leur usage peut engendrer, on se donne les moyens, en portant attention à l’ensemble de ces modèles, sans distinction, de dépasser une analyse surplombante et de prendre ainsi en compte des modèles a priori “dominés”. Plus, c’est précisément en prenant pleinement en compte ces modèles “dominés”, caractérisés par des opportunités critiques modestes, que l’on est en mesure de penser des formes de domination elles-mêmes différenciées.
Luc Boltanski, L’amour et la justice comme compétences, op. cit., p. 56.
Les rares éléments sociographiques dont on pouvait disposer ont toutefois été systématiquement indiqués.
Luc Boltanski, L’amour et la justice comme compétences, op. cit., pp. 58-59.
Id. Ibid., p. 57.
Id. Ibid., pp. 58-59.
Cette démarche rencontre cependant les limites que nous avons citées ci-dessus et notamment le fait que la recevabilité conventionnelle est toujours relayée par des groupes sociaux particuliers comme les journalistes du Monde pour le tri des courriers des lecteurs qui auront le privilège de paraître dans les colonnes du journal.
Quel que soit le mode d’interpellation retenu, la possibilité même de concevoir des modèles à la fois suffisamment représentatifs - c’est-à-dire dont l’effectif n’est pas négligeable - et discriminants - c’est-à-dire dont les modalités ne se recoupent pas - est un indice suffisant de l’existence de conventions qui sont largement partagées par la population qui écrit.
“Parler en public”, op. cit.