Economie des modèles

Chaque modèle obéit à une logique de présentation - rapidement esquissée ici - qui servira de guide pour les chapitres suivants. L’analyse des grandeurs pertinentes au sein de chaque modèle s’appuie dans un premier temps sur des textes philosophiques ou politiques. Ces textes présentent de façon systématique l’ordre politique général de chaque modèle et les systèmes d’équivalences sur lesquels ces derniers se fondent. Ces réflexions permettent d’envisager chaque modèle dans sa pureté. Déployant les implications logiques du modèle, ces références théoriques ont également le mérite de montrer que les formes d’expression adoptées par les citoyens ne relèvent pas seulement d’une utopie ou de logiques personnelles mais répondent à des définitions cristallisées, différenciées et problématiques de l’espace politique.

On présentera, dans un deuxième temps, les traits caractéristiques du locuteur et du maire qui sont engagés dans chaque modèle. Les appuis philosophiques, pour heuristiques, n’indiquent en effet aucunement l’épaisseur des façons de faire des citoyens. L’objectif est alors d’accéder à la pluralité des pratiques constituant chaque ordre d’interpellation. Par exemple, si la construction de collectifs est incontournable dans le modèle de l’action collective, elle peut néanmoins obéir à des logiques différentes. Ainsi le collectif peut être déjà reconnu et identifié publiquement, il peut également être construit dans le cours du courrier, d’une façon restreinte (“ma femme et mes enfants se joignent à moi pour vous dire que...”), par la constitution d’une “tête de cortège” (“nous en parlerons autour de nous pour que tous ceux qui veulent nous suivre...”) ou au contraire de sa “queue” (“je joins ma voix à”)... Ce déploiement passe notamment par une attention soutenue aux expressions, figures de style et autres caractérisations des acteurs.

Les acteurs sont obligés de s’engager dans l’interaction qu’ils conduisent avec le maire : c’est à eux que revient l’initiative de solliciter un mode ou un autre d’interpellation. Ils ne peuvent en effet que difficilement multiplier les positions et les définitions du maire. L’engagement dans un type d’interpellation exige ainsi de renoncer à ce qui fait la grandeur dans d’autres types d’interpellation, c’est-à-dire de consentir des sacrifices454. Lorsque cet engagement n’est pas respecté, on peut alors estimer qu’il y a des erreurs ou des fautes commises par rapport à la pureté du modèle455. Les locuteurs peuvent cependant convoquer des références relevant de modes d’interpellation différents : ils tissent alors des compromis entre les différents ordres de grandeur mobilisés. L’analyse de ces compromis pointe les modèles qui sont les plus souvent associés.

Enfin, on s’interroge sur les capacités critiques de chaque modèle et sur les objets problématisés par les citoyens dans leur interpellation. Les capacités critiques de chaque modèle sont essentiellement repérées à travers les formes d’imputation de responsabilité auxquelles se consacrent les citoyens. On prête alors attention aux coupables, aux responsables, aux victimes décrites. Ces capacités critiques tiennent aussi à l’usage de rhétoriques permettant de monter plus ou moins en généralité. Quant aux sujets abordés, on se rend compte que, s’ils ne sont pas strictement corrélés à des types d’interpellation particuliers, certains d’entre eux sont néanmoins plus souvent saisis par les locuteurs s’inscrivant dans un modèle plutôt que dans un autre.

Notes
454.

Luc Boltanski et Laurent Thévenot, parlent à ce propos de “formule d’investissement qui lie les bienfaits d’un état supérieur à un coût ou un sacrifice”, cf. De la justification, op. cit., p. 99. Cf. aussi l’article de Laurent Thévenot, “Les investissements de forme”, Conventions économiques, 1986, vol. 40, n°2, pp. 147-198.

455.

On se propose de considérer dans un même élan les engagements requis par chacun des modèles et les fautes - souvent plus faciles à repérer - qui les égrènent.