B/ Limites et portée de l’inscription citoyenne

1- Efforts, sacrifices et glissements

La grande homogénéité des lettres que nous avons classées sous le modèle citoyen semble devoir impliquer l’existence d’une logique commune à tous les scribes participant de ce modèle. En effet, cette homogénéité caractérisant aussi bien la présentation des locuteurs, leurs prétentions, la construction du maire, le rôle qui lui est confié, que les argumentaires mobilisés par les citoyens, ne peut que difficilement être attribuée au hasard. Il y aurait donc bien, dans ces courriers, respect de certaines règles de grammaires impliquées par l’inscription des citoyens dans une forme spécifique de relation avec le maire.

Cette homogénéité constatée, il est particulièrement difficile de démontrer les efforts éventuels, et partant les sacrifices, qui ont dû être consentis afin de s’inscrire dans la logique que le modèle citoyen tente de retranscrire. Cela est d’autant plus difficile qu’aucune sanction n’intervient lorsque ces efforts ne sont pas aboutis - ou, pour le dire autrement, lorsque le sacrifice à consentir n’est pas complètement assumé. En effet, comme nous l’avons déjà noté, la pratique de réponse systématique de la municipalité aux courriers des citoyens évacue de fait toute sélection des courriers qui seraient considérés comme irrecevables. Aucune rupture n’est donc dessinée entre les courriers recevables et ceux qui ne le seraient pas dans la pratique municipale de réception des courriers.

Comment concevoir alors les efforts, et donc, en creux, les fautes qui ponctuent les courriers adressés au maire de Lyon ? On peut voir dans ce modèle citoyen une façon idéal-typique d’interpeller le maire. Cependant, la lecture weberienne que ce terme implique conduit à considérer la plus ou moins grande pureté des interactions engagées par les citoyens. Il apparaît alors difficile de parler de fautes ou d’erreurs puisque celles-ci ne refléteraient alors qu’une plus ou moins grande distance au modèle idéal.

La sociologie pragmatique est au contraire construite sur des modes d’action exclusifs. On se rappelle en effet que le régime de la justification est en rupture avec les autres régimes - qu’il s’agisse de l’agapè ou de la violence - mais aussi que chaque justification développée le long d’une cité doit faire le sacrifice des arguments valables dans d’autres cités : ce qui fait l’étrangeté de certaines dénonciations tient précisément dans le fait d’être produites selon certains critères devant des personnes répondant à d’autres ordres de grandeur incomparables. C’est le mélange des types de justification ou la confusion des grandeurs qui est dommageable à la dénonciation.

Dans le cadre de nos modèles, nous avons dit que l’équivalence entre le statut prêté au maire et celui que s’accorde le citoyen est primordiale. Les épistoliers doivent en effet, dans leurs courriers, combiner des définitions parallèles de leur personne et de l’autorité à laquelle ils s’adressent. Il pourra y avoir faute de grammaire dès qu’une telle démarche n’aura pas été entreprise. Plus, les définitions que les citoyens peuvent donner du maire et d’eux-mêmes dans les différents modes d’interpellation sont généralement incompatibles480 : il n’est guère possible de se présenter simultanément comme un citoyen doué de raison tentant d’engager un échange d’égal à égal avec le maire et un sujet attendant une intervention providentielle de ce dernier (a). Reste que l’usage de plusieurs types d’interpellation dans le même courrier peut se rencontrer. Ces courriers hybrides mettent alors en exergue, au-delà des erreurs, les sacrifices que les locuteurs ne sont pas prêts à assumer en usant d’un seul registre d’interpellation. Ils permettent ensuite de considérer les compromis auxquels les citoyens parviennent (b).

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Notes
480.

On s’appuie ici sur ce que dit Luc Boltanski de la confrontation, dans un même discours, de cités construites sur des grandeurs différentes. Si l’appui sur une forme de grandeur permet la critique ou tout au moins la relativisation des grandeurs liées à d’autres cités, les dispositifs de prise de parole contraignent la plupart du temps à s’inscrire dans un type de justification particulier : d’où l’effort poursuivi par les dénonciateurs pour se grandir et ainsi faire équivalence avec un monde politique principalement construit autour de la légitimité de collectifs. Dans le même ordre d’idée, les citoyens écrivant au maire seraient contraints, à partir du moment où il se revendiquent d’une certaine forme d’interpellation, d’en tenir le fil tout au long de leur courrier. Cf. Luc Boltanski, L’amour et la justice comme compétences, op. cit., notamment la relecture de “La dénonciation” pp. 253-356.