A/ L’interpellation en tant que sujet

1- La grammaire du modèle de la sujétion

Le modèle de la sujétion est bâti sur la même architecture que le modèle aristocratique : les travaux de Luc Boltanski et Laurent Thévenot portant sur la cité domestique sont donc, là encore, d’un grand intérêt et d’un grand secours516. Les deux modèles mettent en scène un supérieur en la personne du maire, dont la grandeur est assurée par la position centrale qu’il occupe dans une chaîne de dépendance personnelle. Le maire, crédité des traits aristocratiques les plus nobles, est considéré comme le chef suprême, le plus grand. Mais l’analogie entre les deux modèles s’arrête là car, si dans le modèle aristocratique les citoyens tentent de se grandir de façon à pouvoir parler d’égal à égal avec le maire, dans le modèle de la sujétion, les citoyens s’appliquent au contraire à occuper correctement leur place de subordonné. Ce sont les relations animant le couple chef-subordonnés qu’il convient alors d’explorer de façon méthodique.

Dans le modèle de la sujétion les petits se trouvent fondamentalement dans une relation de dépendance par rapport au grand. Suivant une logique largement inspirée de la théorie hobbesienne, les petits soumis à leurs passions remettent entre les mains du grand tous leurs pouvoirs. Déléguant leur volonté et leur puissance à leur supérieur, dépouillés de toute capacité de réflexion ou de décision, les subordonnés sont réduits à une obéissance et à un respect sans faille envers leur chef. Face à eux, le grand incarne alors la toute puissance. Il figure une sorte de “bien public”517 dont la pensée est nécessairement générale et s’impose à tous : le souverain est le premier juge et sa justice ne peut être interrogée. La relation de subordination semble ainsi se résoudre dans une relation de soumission totale.

Et pourtant, le modèle de la sujétion ne se réduit pas à une déférence et une soumission totale des sujets envers leur supérieur. Ou plutôt, la déférence des sujets implique en retour, pour ce qui concerne le maire, des devoirs auxquels il ne peut se soustraire. La relation est alors moins une relation de soumission qu’une relation de réciprocité ; à tel point que La Bruyère n’hésite pas à mettre en balance la lourdeur des fardeaux qui incombent aux subordonnés comme à leur chef : “Il y a un commerce ou un retour de devoirs du souverain à ses sujets, et de ceux-ci au souverain : quels sont les plus assujettissants et les plus pénibles, je ne le déciderai pas. Il s’agit de juger, d’un côté entre les étroits engagements du respect, des secours, des services, de l’obéissance, de la dépendance ; et d’un autre, les obligations indispensables de bonté, de justice, de soins, de défense, de protection”518. Ainsi le monarque n’est-il en aucun cas ce chef suprême surplombant une armée de subordonnés aux ordres : il ne peut être considéré comme un tyran.

Le monarque incarne l’Etat, il comprend alors - et non surplombe - l’ensemble de ses serviteurs. “Semblable à une clef de voûte”519 il maintient les différentes parties en place et est avant tout l’expression personnifiée du lien social. Sa position de grand peut alors être conçue aussi bien sous les traits de la responsabilité - il est sommé, dans l’oubli de soi, d’accorder une attention permanente à ceux qui dépendent de lui -, que sous les traits d’une obligation - il doit assistance, secours et bonheur à ses sujets.

La relation qui anime le monarque et ses sujets est donc tout à fait spécifique puisque la distance qui existe de fait entre eux n’est aucunement synonyme d’une domination totale de l’un sur les autres. Bien au contraire cette distance implique une obligation mutuelle : d’assistance du grand envers les petits dont il est responsable, et de respect et d’obéissance des petits envers le grand qui les a pris sous sa protection. La distance est alors moins l’expression d’une rupture que la garantie du lien. Aussi, plus la dépendance des petits est importante et plus le monarque à d’obligations à remplir par rapport à ceux qui ont remis leur personne entre ses mains.

Notes
516.

On pourra se reporter aux réflexions développées à propos du modèle aristocratique dans le paragraphe précédent et au modèle de la cité domestique développé par Luc Boltanski et Laurent Thévenot dans De la justification, op. cit., pp. 116-126 et 206-222.

517.

Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification, op. cit., p. 123.

518.

La Bruyère, Les Caractères ou les Moeurs de ce siècle, Paris, Flammarion, 1982, n°28, p. 253, cité par Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification, op. cit., p. 120.

519.

L. A. de Bonald, Théorie du pouvoir politique et religieux, Paris, Union Générale d’Editions, “10/18”, 1965, p. 56.