3 Le modèle pamphlétaire

“PRENONS NOTE HISTORIQUEMENT :
Le peuple de FRANCE devra un jour demander des comptes à tous ceux, Chefs de l’Etat, Chefs de Gouvernement, Ministres, qui ont eu à un moment ou à un autre pouvoir de décision, et les traduire devant la justice pour avoir laissé faire le grand CRIME POLITIQUE DE NOTRE TEMPS” [186].

Les lettres qui peuplent le modèle pamphlétaire, à l’instar des lettres des autres modèles, dénoncent des dysfonctionnements ou des injustices, pointent des coupables, indiquent les solutions qu’il serait bon de privilégier... Elles interpellent le maire en lui adressant plaintes, recommandations, objections, injonctions. Ces lettres semblent sous ce rapport largement comparables à celles des autres modèles.

Pourtant, simultanément, les lettres pamphlétaires nient le maire en le couvrant d’insultes, le tiennent pour négligeable quand elles ne l’ignorent pas. Echappant à tout débat et à toute justification, les locuteurs semblent n’obéir à aucune contrainte rhétorique, stylistique ou argumentaire. Ces derniers, qui n’ont que peu d’égard pour les questions rituelles de “face” - peu soucieux de perdre la face, ils semblent ne pas plus prêter d’attention à ce que leur interlocuteur puisse la conserver -, ne s’embarrassent que peu des conventions régissant a priori l’échange épistolaire. Ainsi les mêmes courriers semblent construits sur une logique contradictoire d’interpellation et de rejet du maire, de reconnaissance et de négation.

Ces courriers se caractérisent ainsi, pour reprendre les termes d’Albert Hirschman, par la conjonction d’une forme de prise de parole (voice) et d’une sortie (exit) ; conjonction dans la mesure où le modèle pamphlétaire met en scène des locuteurs qui donnent de la voix (voice) pour marquer leur sortie (exit)588.

Plus avant, cette sortie publicisée renvoie à une conception particulière du champ politique : en faisant connaître au maire le peu de considération dans lequel ils le tiennent, les locuteurs ne lui confèrent-ils pas, malgré, tout une pertinence ? N’y a-t-il pas dans l’interpellation du maire la reconnaissance implicite de son importance ? On aurait ainsi dans ces courriers pamphlétaires la conjonction d’une forme de désenchantement par rapport au monde politique, qu’exprime parfaitement la critique virulente qui en est faite, et d’une forme d’enchantement que l’on peut lire dans la pertinence qui lui est malgré tout reconnue589.

Ces courriers cumulent ainsi cette caractéristique d’être simultanément une apostrophe du maire et la négation de ce dernier, une sortie en même temps qu’une prise de parole, traduisant un enchantement conjugué à un désenchantement. Comment comprendre ces mouvements contradictoires ? Quel modèle peut permettre de rendre compte de cette tension ?

Notes
588.

Albert O. Hirschman, Défection et prise de parole. Théories et applications, Paris, Fayard, 1995, 212 p. La sortie n’a alors rien d’un glissement sans bruit dans l’abstention et le désenchantement : la sortie est proclamée haut et fort.

589.

Sur la combinaison simultanée de ces formes d’enchantement et de désenchantement, on pourra consulter la communication de Daniel Gaxie, Table ronde n°2 : “Juger la politique”, Vème Congrès de l’Association Française de Science Politique, Rennes, 1999.