Modèles d’interpellation et statuts sociaux

Les différences d’usage entre les différents registres ne dépendent-elles pas du statut social des personnes qui prennent contact avec le maire ? C’est ce que laisse supposer le recours tendanciellement plus importants à certains modèles par des populations dont le statut social est privilégié délaissant ainsi d’autres modes d’interpellation. Si l’absence de données exhaustives sur les scripteurs interdit toute analyse définitive, il n’en reste pas moins que certains indices laisse supposer que la fréquentation des modèles d’interpellation est en partie corrélée au statut des personnes contactant le maire. C’est ainsi que l’estimation - succincte - du statut social des épistoliers laisse penser que les modèles pamphlétaires et de la sujétion sont tendanciellement plus utilisés par des locuteurs démunis de ressources. En revanche, les modèles aristocratique, de l’action collective, du citoyen, ou encore industriel sont sollicités par des personnes étant tendanciellement plus favorisées.

Modèles Locuteurs
Estimés classe+ Estimés classe -
Citoyen 84 % 16 %
Sujétion 11 % 89 %
Industriel 80 % 20 %
Action collective 100 % -
Aristocratique 100 % -
Pamphlétaire 25 % 75 %

Les modèles de l’action collective - qui met en scène des personnes s’attribuant le rôle de porte-parole -, aristocratique - dans lequel les individus insistent sur leurs qualités sociales -, mais aussi les modèles citoyen et industriel sont de fait plus parcourus par des personnes d’un statut social élevé. En revanche, les modèles de la sujétion et pamphlétaire sont saisis par des individus plus démunis. Ainsi, l’usage des modèles redoublerait, en partie, le statut social des locuteurs s’adressant au maire.

Cette hypothèse est d’ailleurs confirmée par l’analyse de l’usage de chaque modèle en fonction du sexe du requérant, seul item exhaustif de l’enquête. Le seul modèle où se distinguent une majorité de femmes est celui de la sujétion625.

Modèles Hommes
Femmes
Citoyen 58 % 42 %
Sujétion 21 % 79 %
Industriel 65 % 35 %
Action collective 83 % 17 %
Aristocratique 75 % 25 %
Pamphlétaire 83 % 17 %
Total 64 % 36 %

Ces indices, bien que ténus, semblent confirmer le fait que les différents modes d’interpellation sont tendanciellement corrélés à des statuts sociaux différents. Plus loin, ne peut-on voir dans le statut des personnes interpellant le maire le facteur déterminant la fréquence d’apparition des modèles d’interpellation ? Autrement dit, à chaque modèle correspondrait un type distinct de population626.

L’hypothèse d’un recouvrement strict entre modes d’interpellation et groupes sociaux ne semble pourtant pas se vérifier. Outre la question de la corrélation entre objets et modes d’interpellation627, deux éléments rendent caduque cette hypothèse. D’abord, on remarque que l’homogénéité des populations investissant chacun des modèles n’est pas parfaite. Ainsi, 11% de personnes dont le statut social est a priori privilégié usent tout de même du modèle de la sujétion. De même, 20% d’administrés faisant partie des classes dominées usent du registre industriel dans leur interpellation du maire. Un clivage aussi grossier entre les populations ne permet donc pas d’identifier définitivement des groupes à des modes d’interpellation. D’autre part, on peut admettre une forme de circulation des citoyens entre les différents registres. Cette circulation est particulièrement difficile à observer628. On peut toutefois constater l’empreinte de modèles différents dans les lettres consécutives d’un même interlocuteur629. On peut également penser que certains interlocuteurs fréquentent plusieurs registres différents. L’exemple suivant est particulièrement révélateur : la trésorière de l’association de défense des riverains - association particulièrement impliquée dans le projet de construction de la mosquée de Lyon et développant un échange épistolaire suivi avec l’adjoint - écrit parallèlement, au maire, en son nom propre, en mettant en oeuvre un argumentaire citoyen. La même personne écrit donc sous les traits d’un porte-parole d’association et sous les traits d’un simple citoyen.

Au terme de cette analyse comparée des différents modes d’interpellation du maire par les citoyens, on se rend compte que l’usage de chacun des modèles dépend simultanément du statut de l’épistolier et des questions sur lesquelles il intervient. Ces éléments conduisent une grande partie des requérants à mettre en oeuvre le modèle citoyen d’interpellation du maire.

Notes
625.

Il est inutile de rappeler ici les différences de comportement et de participation politiques entre les femmes et les hommes. Sur la question électorale : Janine Mossuz-Lavau, “Le vote des femmes en France”, in Explication du vote. Un bilan des études électorales en France, sous la dir. de Daniel Gaxie, Paris, Presses de la FNSP, 1989, “Références”, pp. 209-227. On pourra également se reporter à Armelle Le Bras-Chopard (dir.), Janine Mossuz-Lavau (dir.), Les femmes et la politique, Paris L’Harmattan, 1997, “Logiques politiques”, 175 p.

626.

Dans cette perspective, la différence de fréquence des modèles selon les objets ne serait en fait que l’expression de la différence entre des groupes sociaux particuliers qui se saisiraient tendanciellement plus de certains problèmes.

627.

Une certaine corrélation entre objets saisis et requérants apparaît logique tant les problèmes qui se posent aux différents groupes sociaux ne se recouvrent que partiellement. Cependant, on ne peut pour autant penser une corrélation parfaite entre groupes sociaux, objets problématisés et modes d’interpellation. En effet, on ne voit pas pourquoi certains modèles seraient absents et, partant, certains groupes ne s’exprimeraient pas, parmi les 80 lettres adressées à Raymond Barre et déplorant les lacunes de la ville en matière de déneigement des rues - problème qui touche, dans des proportions différentes, tous les habitants de Lyon.

628.

Il est en effet statistiquement improbable de tomber sur deux lettres d’un même interlocuteur portant sur deux sujets complètement différents.

629.

On renvoie notamment ici à ce que l’on a pu dire des glissements d’un registre à un autre et ce notamment en ce qui concerne le modèle citoyen. Cf. Chapitre 5, §1.