Conclusion générale

La citoyenneté est un terme acceptant des définitions plurielles répondant aussi bien à des préoccupations scientifiques - comme concept susceptible d’aider à l’exploration de certains types de relations politiques - qu’à des usages sociaux - comme mot-valeur dessinant un horizon d’action. Ces définitions - qui ne sont pas nécessairement étrangères les unes aux autres - forment une constellation difficile à cerner. On a cherché, dans ce travail, à éclaircir la pertinence de ces définitions et ce notamment en regard d’une pratique spécifique : l’interpellation épistolaire des maires de Lyon. On a alors été amené à s’affranchir d’un concept formel de la citoyenneté pour comprendre sous ce terme un ensemble de rapports, construits par certains épistoliers dans les courriers qu’ils adressent au maire de leur ville. Ce sont donc les individus et les rapports qu’ils construisent avec le premier magistrat qui forment la trame principale de cette thèse. C’est cette démarche, ses ambitions, ses limites et ses prolongements qu’on se propose de considérer ici.

Différentes définitions de la citoyenneté peuvent, dans un premier temps, être distinguées. La première, que l’on peut saisir sous le terme de théorie classique, définit les citoyens comme des individus libérés de toute attache sociale particulière. Dans ce cadre, le rapport qu’ils entretiennent entre eux est strictement égalitaire, et celui avec les institutions politiques est inclusif : aucune distance n’existe entre la volonté générale telle que les citoyens peuvent la construire dans leur for intérieur et sa mise en application. La deuxième approche, redevable à la socio-histoire, contribue à donner de la citoyenneté une image sensiblement différente. Elle permet en effet, en insistant sur les processus historiques de construction d’une citoyenneté sur le long terme, de mettre en valeur aussi bien les inscriptions sociales et locales des individus que le rôle prépondérant des institutions et notamment de l’Etat dans l’acquisition et la définition de la citoyenneté. L’Etat n’est alors plus seulement un outil à disposition de citoyens raisonnables mais un acteur participant à la formation de bons citoyens. Enfin, les partisans de la “sociologie de la domination”, en s’appuyant peu ou prou sur une définition de la citoyenneté comme participation des citoyens à la décision publique, mettent en évidence la distance entre un mythe démocratique posant la participation de tous aux affaires de la nation et son actualisation. La citoyenneté apparaît alors essentiellement comme un voile idéologique masquant une exclusion massive des individus de la vie politique.

Ces différentes approches permettent de saisir simultanément l’étendue des définitions possibles de la citoyenneté et, malgré leur disparité, les logiques communes qui les animent. D’abord, elles s’attachent en priorité à l’explicitation des caractéristiques de la citoyenneté. La citoyenneté est alors comprise soit comme un statut acquis distinct des caractéristiques sociales des personnes, soit comme une morale dont la République se fait le principal promoteur, ou encore est définie à travers des droits, en particulier politiques, dont les citoyens sont en partie dépossédés. Ces différentes caractérisations négligent bien souvent, et paradoxalement, le point de vue des citoyens eux-mêmes sur la citoyenneté. Qu’on le comprenne comme un individu libre, comme un individu intériorisant certaines injonctions étatiques, ou encore comme un individu largement exclu des mécanismes de décision politiques, le citoyen - les façons dont il se définit lui-même, dont il construit une relation avec ses pairs et un rapport aux institutions - apparaît en effet en demi teinte.

Ensuite, la dimension “surplombante” de ces définitions de la citoyenneté se prolonge dans l’appréhension des rapports qu’entretiennent les citoyens avec les institutions politiques. En effet, chaque définition de la citoyenneté conduit à privilégier un rapport unique et monolithique des citoyens aux institutions. Il peut s’agir d’un rapport harmonieux placé sous le signe de l’intérêt général, d’un rapport différencié se résolvant dans l’image d’un citoyen vertueux ou encore d’un rapport principalement conçu en terme d’exclusion. Chacun de ces rapports ne laisse guère de possibilité de comprendre les rapports situés, différenciés et multiples que les épistoliers entretiennent de fait avec l’institution municipale.

Face à ces définitions, il nous paraissait judicieux de s’interroger sur la citoyenneté en partant du point de vue des acteurs. Comment incarnent-ils le rôle qui leur est prêté ? Comment, à travers des actions situées, actualisent-ils certaines définitions de la citoyenneté ? Quels rapports de citoyenneté les individus tissent-ils, dans leurs pratiques, avec leurs concitoyens et les institutions politiques ? Ces questions nous ont alors conduit à nous pencher sur une pratique spécifique : l’écriture de pétitions, principalement individuelles, au maire de Lyon.

L’exploration de cette pratique est relativement nouvelle, tout au moins en science politique. Bien que faisant partie des droits constitutionnellement garantis, les pétitions analysées ici, n’ont que peu suscité de travaux. Et pourtant, à travers cette pratique - dont on peut voir qu’elle n’est pas marginale -, il est possible de rendre compte d’une forme particulière de participation et, partant, de préciser ce que l’on peut entendre par citoyenneté. Deux approches sont alors possibles. En insistant sur l’initiative qui revient aux citoyens dans ces écrits, sur les effets de ces courriers tant sur l’organigramme municipal que sur la décision politique, on peut concevoir cette pratique comme un acte de participation politique à part entière. Les individus sont alors considérés comme exerçant leur citoyenneté en influençant très directement le pouvoir local. Une lecture opposée, pointant les mécanismes structuraux de dépossession des individus des moyens de compréhension et de participation au jeu politique montre cependant que la participation au gouvernement local à travers les courriers au maire est très largement illusoire. En effet, la municipalité conserve globalement la maîtrise des décisions. Ces deux approches opposées permettent d’envisager ce mode de réalisation d’une citoyenneté à l’aune des effets de la prise d’écrit des citoyens ,sur l’institution municipale. Elles ne rendent cependant que peu compte des façons extrêmement différenciées dont les épistoliers habitent ce rôle de citoyen.

Envisager la citoyenneté à travers l’exégèse de la littérature ou grâce à l’exploration d’une pratique de participation comme la pétition ne répond ainsi que partiellement à notre préoccupation, à savoir explorer les conceptions de la citoyenneté que les individus engagent dans certaines situations pratiques. Pour rendre compte de ces conceptions différenciées et en actes de la citoyenneté, nous avons porté notre regard sur ce que les individus qui interpellent le maire de Lyon attendent de leur interlocuteur, sur les grandeurs qu’ils appellent, sur les mises en équivalence d’êtres et de choses qu’ils opèrent, sur les grammaires qu’ils honorent pour se faire entendre. On s’attache ainsi à analyser les conceptions politiques plurielles et partagées qui sont activées dans ces échanges épistolaires.

L’attention portée aux plaintes épistolaires des citoyens et à la diversité de leur expression nous a d’abord permis de recenser la multiplicité des façons pratiques dont les individus construisent un rapport avec le premier magistrat. C’est d’ailleurs cette diversité de ton, la pluralité des arguments mobilisés ainsi que l’étendue des approches proposées - notamment à propos d’un même objet - qui est, à la première lecture des courriers, surprenante. L’écriture au maire ne se réduit en effet pas à la mise en oeuvre d’un seul et unique type de relation. Elle mobilise au contraire un grand nombre de conceptions différentes de l’institution municipale, du maire, des figures que les épistoliers peuvent incarner et des discours qu’ils se sentent autorisés à tenir. Ces courriers présentent ainsi une très large palette, non seulement de demandes ou réclamations, mais surtout de modes d’expression de ces demandes.

La reconnaissance de la diversité des façons de procéder, de l’éclatement des références et de la pluralité des modes d’expression constitue une première étape. Cependant, au-delà de la diversité, on peut repérer des régularités, des grammaires, c’est-à-dire les règles que les individus honorent dans leurs écrits au premier magistrat lyonnais, et, en définitive, des conceptions du monde politique local différenciées et relativement partagées. Le régime d’interpellation et sa déclinaison en modèles proposent ainsi une lecture de la citoyenneté comme rapports situés, construits par les individus dans leur interpellation du maire. C’est donc une citoyenneté agie, définie “du côté des citoyens”, que ce régime d’interpellation rend accessible.

Chaque modèle présente un ordre politique global. En effet, à travers la clarification des grammaires honorées par les individus dans leurs contacts avec le maire, ce n’est pas seulement le couple formé par l’épistolier et le maire qu’on peut saisir mais bien des conceptions assez larges de l’espace politique. Chaque ordre mobilisé comprend ainsi des actants pertinents dont la qualification peut varier, indique des types de grandeur et des systèmes de mise en équivalence autorisés. Or, ces différents “mondes politiques” ne sont pas strictement corrélés à des groupes sociaux. Cette caractéristique permet alors de penser une circulation, limitée mais possible, des citoyens dans ces mondes suivant les circonstances dans lesquelles ils se trouvent et les ressources qu’ils peuvent mobiliser sur le moment. Ainsi, les relations de citoyenneté engagées dans les échanges épistolaires avec le maire dessinent des mondes politiques pluriels, conventionnels, et partagés.

Le caractère situé des rapports, et de l’analyse, limite cependant l’aire de validité de ces modèles. Construits à partir de la situation spécifique d’interpellation épistolaire des maires de Lyon, ces modèles ne prétendent pas rendre compte de l’ensemble des rapports qui peuvent être tissés par les citoyens avec l’autorité locale. Ils prétendent encore moins, a fortiori, expliquer les rapports que les citoyens peuvent initier et entretenir, dans d’autres lieux et à d’autres moments, avec le monde politique en général. En bref, le régime de l’interpellation tel qu’il se présente aujourd’hui reste circonscrit à une pratique tout à fait spécifique.

Pour envisager de prolonger cette analyse, plusieurs pistes se dessinent. Dans un premier temps, un travail d’historicisation de la typologie permettrait de rendre compte de l’épaisseur des modèles d’interpellation. Il faudrait alors essayer de fonder historiquement la naissance et les évolutions de chaque modèle. On peut en effet faire l’hypothèse que les types d’interpellation utilisés par les citoyens aujourd’hui sont historiquement datés. Il faudrait alors pouvoir faire la genèse de chaque modèle (quand est-ce qu’un modèle commence à apparaître ? Qu’est ce qui en permet l’apparition ?) et analyser ses inflexions éventuelles (quasi disparition d’un modèle à un moment donné, (in)compatibilité et compromis entre plusieurs modèles...). En entreprenant cette mise en perspective historique on serait alors en mesure de considérer les éventuels changements ayant animés les modes d’interpellation mobilisés par les citoyens.

Dans un deuxième temps, le caractère situé de notre analyse, s’il condamne toute généralisation hâtive, n’interdit aucunement de vérifier la pertinence de nos modèles sur d’autres terrains. Ces modèles peuvent en effet servir de point d’appui pour penser les conceptions politiques que les individus mobilisent dans d’autres situations. Ne peut-on retrouver, dans les relations tissées par les citoyens avec le président de la République ou avec leurs députés, des formes d’interpellation, et partant la construction de mondes politiques, semblables. Surtout, ces modes différenciés d’interpellation du politique ont un prolongement possible en ce qui concerne l’analyse de l’espace politique professionnel. En proposant des façons différenciées de concevoir le monde politique et la place des citoyens au sein de cet espace, les différents modèles de relation citoyenne permettent en effet de faire retour sur les pratiques des professionnels de la politique. Les conditions de réussite des élus ne sont elles pas corrélées à la multiplicité des figures que ces derniers parviennent à incarner ?