Face aux mobilisations diverses que suscite le renouveau du projet, l’ACLIF reste, dans un premier temps, d’autant plus silencieuse qu’elle n’est pas la cible privilégiée des condamnations des opposants. Par contre, dès le mois de septembre, sommée de s’organiser, elle semble prendre une certaine indépendance vis-à-vis des instances municipales. Cette indépendance se traduit dans un double mouvement d’opposition de plus en plus tranchée vis-à-vis des élus municipaux et dans l’organisation d’une légitimité basée sur la représentativité proclamée de la communauté musulmane de la région lyonnaise665.
Alors que l’ACLIF est confrontée à de graves dissensions internes suite à sa nouvelle responsabilité, le partenariat actif de la municipalité laisse place à un soutien distancié. Les propos d’Alain Jakubowicz sont sans ambiguïtés :
‘“Nous ne faisons pas de procès d’intention mais si nous n’avons pas toutes les garanties nécessaires quant au financement et à la gestion interne de la mosquée, la construction ne commencera pas. Nous voulons nous assurer qu’il n’y aura pas de détournement de pouvoir dans ce lieu qui ne doit être qu’un lieu de culte. S’il y avait des bouleversements au sein de l’ACLIF, la position de la municipalité pourrait être revue”666.’La municipalité lyonnaise n’aura de cesse de rappeler ses réserves face à un projet que l’ACLIF ne semble pas bien maîtriser et notamment en ce qui concerne la question financière. Ainsi, des sommes plus ou moins fantaisistes sont annoncées tant en ce qui concerne le coût de l’édifice qu’en ce qui concerne le montant des dons éventuels. Cette situation laisse l’ACLIF dans une position difficile en ne lui permettant pas de répondre, avant le terme du permis de construire le 29 août 1992, aux exigences de transparence auxquelles elle s’est soumise.
Cependant, et malgré cette incertitude, l’ACLIF déclare le 4 juin 1992, vouloir procéder à la pose de la première pierre de la mosquée sur le terrain Bd Pinel le 14 juin suivant. Cette initiative soudaine entérine la rupture avec les engagements passés avec la mairie de Lyon et apparaît pour cette dernière comme un “coup de force” :
‘“Si nous utilisons l’expression «coup de force» c’est parce que c’est ainsi que la mairie de Lyon l’a pris : “Nous n’avons pas changé de position” [a répété A. Jakubowicz]. «L’ACLIF a pris un double engagement : réunir toute la somme nécessaire avant de commencer les travaux, révéler clairement l’origine des fonds. Ce double engagement, pour l’instant, n’a pas été tenu. L’ACLIF doit savoir que toute la détermination que nous avons mise à permettre la construction d’une mosquée à Lyon nous la mettrons à empêcher le démarrage d’un chantier dans de telles conditions ! »”667.’Les pressions de la mairie668 en vue d’obtenir tous les renseignements nécessaires sur les fonds disponibles et leur origine se multiplient. Alors que seuls 60% des fonds sont connus au 10 juin, la municipalité publie ce communiqué :
‘“Si la première pierre de la mosquée de Lyon est posée dimanche prochain, il n’est pas question que nous y soyons présents”669.’L’absence de la municipalité lors de la cérémonie de pose de la première pierre marque de fait la rupture avec l’ACLIF.
L’indépendance de l’ACLIF se joue également dans la construction d’un statut autonome et représentatif. Cette association, dont on a vu ses liens avec la communauté des Français musulmans, est atteinte d’un déficit de représentativité à partir du moment où le projet est clairement destiné à l’ensemble des communautés musulmanes. La création en 1985, d’un Comité de construction, réunissant des personnes influentes parmi les musulmans et des autorités politiques et religieuses de différents pays, devait déjà éviter que seuls les Français musulmans soient porteurs du projet. Ce comité, réactivé en décembre 1989, ne semble pas plus pouvoir mener à bien sa tâche. De plus, au sein même des Français musulmans de nombreuses dissensions apparaissent670 comme en témoigne la démission du Colonel Chabaga671 au 1er février 1990.
La question de la représentativité de l’ACLIF, est donc posée publiquement. Elle y répondra notamment en inventant les preuves de l’étendue de sa représentativité. Si aucun vote ne peut appuyer cette prétention, c’est du côté de l’organisation des grands rassemblements musulmans liés aux fêtes religieuses que le travail d’interprétation sera conduit. A cette occasion, le nombre de fidèles réunis à la grande prière de l’Aïd, sert de test unanimement reconnu.
La mosquée de Lyon a la prétention d’être un centre fédérateur de l’ensemble des musulmans de la région. En se référant à cette unité géographique, on remarque que les associations de Français musulmans sont particulièrement actives puisque représentant entre un cinquième et un quart des associations islamiques recensées par G. Kepel en 1985.Cf Les banlieues de l’Islam, op. cit., p. 235.
Le Monde Rhône-Alpes, 3 février 1990.
Le Progrès, 5 juin 1992.
Ces pressions s’exerceront directement par une convocation du président de l’ACLIF auprès du Préfet et en présence de Michel Noir. Cf. Le Progrès, 12 juin 1992.
Kamel Kabtane dit avoir lui-même proposé à la mairie qu’elle s’abstienne de venir pour la pose de la première pierre afin de ne pas “perdre la face”, quitte à ce qu’elle se rende à une cérémonie pour le début des travaux. Cette proposition est reprise par Michel Noir lors de la séance du Conseil municipal du 11 juin 1992 : “Nous ne verrions donc aucun inconvénient à nous associer à une cérémonie de début des travaux dès lors que ces deux conditions [connaissance de l’origine et du montant des fonds] seraient réunies”.
Dans un communiqué de “quatre Présidents d’Association d’Anciens Combattants et de Rapatriés Français de Confession Islamique de la Région Lyonnaise /.../ réunis au siège de l’Association des Rapatriés d’Afrique du Nord de Confession Islamique (ARANCI)” on peut lire : “ils ont décidés : 2) d’appeler solennellement les Autorités Nationales et régionales sur l’authenticité de leur REPRESENTATIVITE afin qu’ils ne soient plus ... IGNORES.
4) d’inviter tous les hommes de bonne volonté à se joindre à eux afin de sortir de la Condition dans laquelle ils se trouvent depuis 29 ans, par la faute en grande partie de Messieurs KABTANE et KHELIFF, qui se sont auto désignés pour les représenter”. 10 février 1990, non signé. Cf. Archives municipales de Lyon, dossier mosquée.
Le colonel Chabaga est trésorier de l’ACLIF depuis 1985. D’origine algérienne, militaire de carrière, Hocine Chabaga entre au cabinet de Charles Hernu alors ministre de la défense en 1984 et est élu adjoint à la mairie de Villeurbanne en 1989. Personnalité influente parmi les Français musulmans, il est nommé en mars 1989 par Pierre Joxe au Corif où il est en charge des relations avec les Français musulmans. Il conteste encore aujourd’hui les dirigeants de l’ACLIF, les accusant d’autoritarisme.