UNE QUESTION ETRANGEMENT BLOQUEE, SINON EN DESHERENCE

Un moment majeur de l’investigation historique à propos de la Libération de la France, des données politiques de la transition entre le temps d’occupation et de clandestinité et ceux du rétablissement de la République et de la restauration de l’Etat, fut constitué par le colloque international tenu à Paris en octobre 1974 sous le double parrainage du Comité d’Histoire de la 2e Guerre Mondiale et du CNRS, qui assura la publication des actes en 1976. Balayant une large palette de questions, des circonstances de la Libération aux données politiques de la transition, de l’intégration des FFI dans l’armée régulière à l’épuration, de l’évaluation du régime de Vichy aux enjeux économiques et démographiques des premières années de liberté, ce colloque en présupposait la mise en cohérence possible, tentait d’en embrasser la totalité pour en dégager une signification. L’importance quantitative des intervenants 1 , la qualité de la plupart, anciens acteurs comme Daniel MAYER, Pascal COPEAU, Charles TILLON, Jean CHAINTRON, historiens spécialistes de la question comme Henri MICHEL, Charles-Louis FOULON, Robert O. PAXTON ou René REMOND, l’ampleur d’une publication de plus de 1000 pages, signalent un moment fort de la recherche, à l’occasion du trentième anniversaire des faits étudiés. Ainsi que l’indique dans sa préface le maître d’œuvre du colloque Henri MICHEL 2 , celui-ci intervient à la suite de rencontres similaires portant sur des aspects particuliers, “ La guerre en Méditerranée ” 3 et “ Les relations franco-britanniques ” 2 . Il apparaît donc sinon comme un couronnement, du moins comme un moment majeur du travail du Comité d’Histoire de la Deuxième Guerre Mondiale.

Or, le quart de siècle qui lui a succédé a vu l’abandon de la poursuite d’une telle entreprise, dans sa dimension collective comme dans sa ou ses problématiques intégrant les données du combat résistant, de la Libération et des années suivantes. La production historienne semble depuis avoir rétabli le moment de la Libération comme ligne de partage entre les préoccupations des uns et des autres. Révélatrice de ce phénomène est l’importante série de colloques organisée par l’IHTP, principal avatar du comité d’Henri MICHEL, de 1993 à 1996, centrés autour du thème de la Résistance et des Français. Entreprise nécessaire, car comme l’affirment d’emblée et de façon délibérément provocatrice dans l’introduction de la publication des actes du colloque de Toulouse 1 Jean-Marie GUILLON et Pierre LABORIE, “ l’Histoire de la Résistance reste à faire ”, mais qui ne règle pas la question de ce qui suivra.

Or de cela, s’il en fut question après le colloque de 1974, ce ne fut que par des voies individuelles ou s’il y eut des travaux collectifs, ceux-ci ne portaient alors que sur un aspect particulier de la question.

La question du pouvoir, des pouvoirs, tels qu’ils se sont établis dans les premiers mois, au cours des premières années suivant la Libération, a fait l’objet d’approches souvent stimulantes. Sous des angles d’approche et au sein de problématiques différentes sinon divergentes, Charles-Louis FOULON 2 , Grégoire MADJARIAN 3 , Fred KUPFERMAN 4 se sont penchés sur les enjeux de pouvoirs après la Libération. Concernant le seul PCF, Philippe BUTON a avancé la thèse d’une double tentative d’accession au pouvoir de la part de ce parti, en 1944 et 1946. Mais à l’exception de celui de Grégoire MADJARIAN, les ouvrages en question portent pour l’essentiel sur les appareils politiques, les enjeux de pouvoir et bien peu sur les acteurs.

Le colloque organisé par la FNSP intitulé “ La France en voie de modernisation, 1944-1952 ”, dont la publication des actes date de décembre 1981 constitue une entreprise intéressante puisqu’elle couvre la séquence chronologique dont j’ai tenté de démontrer la cohérence, mais son intitulé même ne fait des questions de pouvoir qu’un aspect particulier du thème de la modernisation. Cela n’empêche pas la contribution de Jean-Jacques BECKER et Serge BERSTEIN, intitulée “ Modernisation et transformation des partis politiques au début de la IVe République ” de s’interroger sur l’éventuelle capacité de la Résistance de se constituer en force politique ou au moins de modifier les forces politiques traditionnelles. Leur conclusion est que, dans un cadre politique nouveau, les partis traditionnels ont su se rendre maîtres du pouvoir, sans se transformer réellement, ce qui signe la défaite politique de la Résistance.

Reste que toutes ces études présentent deux caractéristiques dominantes, elles ne dépassent pas, chronologiquement, les premiers temps de liberté ou se limitent généralement au jeu des appareils, aux rapports de force nationaux, au sein d’une sorte de théâtre d’ombres dont les acteurs sont quelque peu désincarnés, où les éventuelles singularités disparaissent au profit des aspects principaux.

Eu égard à ces observations, l’entreprise constituée par l’ouvrage collectif publié en 1994 sous la direction de Philippe BUTON et Jean-Marie GUILLON 1 présente plusieurs aspects amorçant un déblocage de la question.

Sous la prudence de son intitulé, “ Les pouvoirs en France à la Libération ”, l’ouvrage possède la double caractéristique de ne pas enfermer la notion de pouvoirs dans la stricte sphère des institutions et des appareils de partis, avec notamment les contributions d’Isabel BOUSSARD sur le monde paysan, d’Etienne FOUILLOUX sur les forces religieuses et d’Olivier WIEVIORKA sur la presse et surtout d’intégrer des études locales aux perspectives nationales. Ces contributions, s’appuyant sur le réseau des correspondants locaux de l’IHTP, permettent d’établir un va-et-vient entre le local et le national, une “ dialectique entre pouvoir central et périphéries ” 2 qui permet d’accéder à une appréhension beaucoup plus fine d’une réalité dont la complexité était effacée par les démarches nationales. Par exemple, les comités de libération, qui ont pu être présentés parfois comme des quasi soviets aux mains de l’appareil communiste, apparaissent dès lors, et la réalité bourguignonne ira tout à fait dans ce sens, comme beaucoup moins uniformes et surtout beaucoup moins antagoniques à l’ordre social qu’il n’était convenu de croire, que ce soit dans une historiographie exaltant une situation potentiellement révolutionnaire ou dans une approche frileuse, diffusée par tel auteur à succès, tendant à voir partout la menace de la révolution.

Mais limitée chronologiquement, vue l’ampleur du champ spatial, aux années 1944-1945, avec quelques échappées sur les années suivantes, cette étude ne permet pas d’observer les conséquences de cela sur les premières années de la IVe République, soit 1946-1953, notamment dans ce qui peut apparaître comme un véritable acharnement judiciaire contre certains résistants.

Il n’empêche que 20 ans après le colloque de 1974, cet ouvrage apparaît comme un élément de déblocage de la question et légitime de la sorte des investigations sur la période 1944-1953, à l’aune de la problématique de la défaite d’une partie de la Résistance, sur un espace géographique réduit, permettant ainsi d’approcher au plus près la complexité des situations et d’intégrer les hommes et les femmes qui firent cette histoire. Effacés dans leur singularité par les études trop structurelles, ils peuvent alors être saisis non plus comme pièce d’un ensemble mais comme individus, pris dans leur éventuelle singularité. Concernant des forces habituellement perçues comme dotées d’une forte cohésion, le PCF en particulier, cette démarche doit permettre d’accéder à une appréhension plus fine donc plus juste de sa réalité.

Notes
1.

Henri MICHEL les estime à une centaine.

2.

H. MICHEL, La Libération de la France,Actes du colloque international, CNRS, Paris, 1976, p.15.

3.

CNRS, 1971, 781 p. et 1975 429 p.

2.
1.

J.M. GUILLON et P. LABORIE (s. d.), Mémoire et Histoire : la Résistance, Ed. Privat, Toulouse, 1995, p15.

2.

C.L. FOULON, Le pouvoir en province à la Libération, les Commissaires de la République (1943-1946), Presses de la FNSP et Armand Colin, 1975.

3.

G. MADJARIAN, Conflits, pouvoirs et société à la Libération, UGE, 1980.

4.

F. KUPFERMAN, Les premiers beaux jours, 1944-1946, Calman-Lévy, 1985.

1.

P. BUTON et J.M. GUILLON (s.d.), Les pouvoirs en France à la Libération, coll. Temps Présents, Belin, 1994.

2.

op. cit., introduction, p 14.