DES RESISTANTS AU RISQUE D’UNE SECONDE LIQUIDATION ?

Le terme “ liquidation ” est fortement chargé d’intensité dramatique. Bien souvent, particulièrement à propos d’agents de réseaux ou au sein de systèmes policiers, il renvoie à la disparition physique. Pour la France des années de référence, c’est évidemment de “ liquidation ” politique qu’il s’agit, avec son sens imagé de se débarrasser de quelqu’un ou de quelque chose.

Que certaines dimensions de ce que fut la Résistance aient été l’objet rapidement après la Libération d’une liquidation, pour le moins d’une défaite suivie d’effacement, ce sera une des tâches de ce qui va suivre de le montrer. Ce qui ne fait pas de doute est la conviction de bien des survivants actuels d’avoir été “ liquidés ” 1 , de s’être “ fait avoir ” 2 , par des hommes, des forces, des structures auxquels ils ne reconnaissent aucune légitimité résistante.

Poser la question d’une seconde liquidation ou plus précisément de dissolution et d’effacement, en cette fin de siècle frémissante de volonté mémorielle, ne relève en rien d’un paradoxe facile.

L’action inexorable du temps en est le premier facteur. La disparition physique progressive des survivants annonce le temps où le travail de mémoire sera figé au niveau de ce qu’ils nous auront laissé.

Plus gravement opèrent en cette fin de siècle d’inquiétantes confusions de sens dont d’authentiques résistants sont porteurs ou complices et dont il serait regrettable que les historiens les légitiment. Ces confusions portent sur des anachronismes et sur une conception linéaire et répétitive de l’histoire. L’anachronisme le plus courant consiste à plaquer sur le combat résistant des référents aujourd’hui à la mode, ceci afin d’en renforcer la légitimité. Il en est ainsi des droits de l’homme présentés comme un référent historique des résistants. Or, tout du moins dans le cadre géographique de cette étude, les références historiques dont se réclamaient les résistants ne comportent jamais la Déclaration de 1789. Les moments historiques qui servirent d’appuis à des actions d’éclat relevaient tous de l’histoire de la République, en particulier la victoire de Valmy, les victoires de l’An II ou le 11 novembre 1918. Noyer le combat résistant dans celui pour les droits de l’homme, dont les années 90 ont montré les ambiguïtés et les turpitudes dont il peut être le paravent, est la meilleure façon d’en effacer les spécificités, les singularités. De la même façon opèrent des tentatives pour établir une continuité entre le combat résistant et des engagements d’aujourd’hui, sur le thème “ résister hier, résister aujourd’hui ”. Gît là une conception erronée de l’Histoire et une grave illusion pour les gens d’aujourd’hui. La démarche induit une linéarité de l’Histoire, présuppose que les situations renvoient les unes aux autres, que le fait d’avoir été d’un combat prédispose à être des suivants. Que telle ou telle figure de la Résistance se soit retrouvée aux côtés des combattants de l’indépendance algérienne hier, aux côtés des sans-papiers aujourd’hui permet certes de constater, éventuellement saluer une continuité, une cohérence dans son parcours mais en aucun cas de penser qu’avoir été résistant induit d’être de ces combats, suffit à constituer un noyau de conviction apte à penser les séquences historiques suivantes. Ce serait négliger le caractère prescriptif de la politique, des choix qui en procèdent comme celui d’une Histoire faite de ruptures, de bifurcations posant à chaque fois des questions nouvelles, exigeant des réponses que les leçons du passé sont insuffisantes à constituer. Ce serait oublier, ou feindre de le faire, que les parcours individuels présentent les mêmes discontinuités.

De ce dernier point procède l’illusion abondamment distillée aux jeunes générations sous le vocable de “ devoir de mémoire ” qui en plus de son insistance moralisante suppose que la mémoire de la Résistance apporte une intelligibilité de la période actuelle à celui qui la cultive. Les divergences d’appréciation qui se sont exprimées sur des situations complexes comme la crise du Kosovo au printemps 1999 au sein même des organisations d’anciens résistants ou d’anciens déportés apportent un démenti cinglant à cette illusion. Etablir comme certains n’ont pas hésité à le faire une linéarité entre la Résistance et l’UCK kosovar est d’abord une monstruosité formelle et ensuite une façon de diluer la Résistance dans toute forme de résistance à toute forme d’oppression, donc au bout du compte à la liquider en la banalisant, en la diluant dans une mémoire faite de bons sentiments, en excluant soigneusement les questions politiques. Il en est d’ailleurs de même pour toute tentative de parallélisme entre la Serbie affrontée à l’OTAN et d’autres formes de résistance à l’oppression de grandes puissances. A l’instar de la citoyenneté qui fait l’objet d’un usage polysémique quelque peu étourdissant et perd de ce fait la profondeur de sa signification, la référence résistante, diluée au gré des modes de pensée de l’air du temps est en grave danger de perte de sens, donc au bout du compte, de liquidation.

Notes
1.

Raymond BARRAULT- Jean ROCHE, responsable AS-MUR, Zone Nord de Saône-et-Loire à partir de mai 1944. Entretien 30 juin 1997.

2.

François FLAMAND-MARIUS, chef du sous-secteur AS de Bresse du Nord. Entretien 17 décembre 1994.