LA PLACE DU CHERCHEUR, OU D’OU PARLER ? A QUI ? COMMENT ?

La vigueur des controverses à propos de certains aspects du combat résistant comme le rôle de Jean MOULIN, le fait qu’ils trouvent parfois une traduction judiciaire ou soient, à la suite d’une publication, projetés devant l’actualité, la présence physique d’acteurs survivants, mettent les historiens dans des positions où il leur est beaucoup demandé. Ils se retrouvent dans la position du dispensateur d’une vérité dont ils sont bien placés pour connaître la relativité. Pascal ORY à propos de ce rôle affecté à l’historien dans les procès estime qu’il ‘“ fait de ce professionnel du temps assimilé indûment à un gardien de la mémoire (…), un policier, un juge ”.’ ‘ 1

Le recul de l’emprise des mythologies gaulliste et communiste, la fin des contraintes que faisait peser le climat de guerre froide sur la liberté intellectuelle avaient pu laisser penser que désormais le rapport entre l’historien et son objet retrouvait une distance favorable à un travail serein.

La dernière décennie a fort malencontreusement montré que non seulement il n’en était rien, mais qu’au contraire, plus que jamais peut-être, il était intimé aux historiens de cette période de se prononcer devant la justice comme sur le terrain médiatique, de s’ériger en juges, ou en d’autres circonstances en célébrants du culte de figures mythifiées.

Les années 1997-1998 ont été particulièrement riches en de telles occurrences. Les publications du Livre noir du communisme 2 , de l’ouvrage de Gérard CHAUVY consacré à Raymond AUBRAC 3 , le film fort dommageable consacré à son épouse Lucie par Claude BERRY 4 , le procès PAPON ont suscité controverses et polémiques, généré des entreprises qui ont fragilisé la position des historiens.

Parmi celles-ci, l’organisation par Libération le 17 mai 1997, à leur demande, d’une table ronde aux allures de confrontation réunissant Lucie et Raymond AUBRAC à des historiens de l’IHTP ou des hommes comme Jean-Pierre VERNANT cumulant passé résistant et magistère intellectuel, a donné lieu à un affrontement qui a suscité un malaise certain. Celui-ci a été ressenti par certains des protagonistes eux-mêmes comme Maurice AGULHON qui regrette 5 le “ climat pénible (…) et bien peu productif ” de l’échange. Jean- Pierre VERNANT ressentit d’emblée “ une impression désagréable ”. Il en a été de même chez beaucoup de ceux qui à titres divers portent intérêt à la période et ce qui se dit et pense à son propos. Ce qui s’est passé le 17 mai au siège de Libération mérite que l’on s’y attarde quelque peu, parce que cela noue l’essentiel des difficultés auxquelles se heurte toute investigation sur la période. Les identifier organise alors un véritable garde-fou méthodologique fort précieux.

Ce que la médiatisation a fini par imposer sous le détestable vocable d’“affaire AUBRAC ”, sans que soient explicitement désignées les circonstances de 1943 ou les polémiques de 1997, connecte plusieurs dimensions qui en constituent la difficulté : un couple qui a exercé un rôle notable dans la Résistance et par la suite ; les circonstances de l’arrestation de Jean MOULIN et les incertitudes qui planent sur son déroulement comme sur le rôle de certains protagonistes ; la volonté revendiquée de Lucie AUBRAC de jouer un rôle actif dans la diffusion de la mémoire résistante, en association avec les historiens, non sans revendiquer un certain recours au mythe, à la légende ; le film Lucie AUBRAC semant le trouble par son simplisme, ses ambiguïtés et ses libertés prises avec les faits ; enfin la médiatisation outrancière de tout cela dans le climat délétère créé par la publication de Gérard CHAUVY.

Malgré le malaise suscité par la façon dont s’est déroulée cette table ronde, les interventions des uns et des autres comme leurs réactions a posteriori publiées par le même quotidien du 10 au 13 juillet portent sur plusieurs réalités ou difficultés inhérentes à tout travail de recherche sur la Résistance et les résistants.

Alors que chacun convient que la période prête facilement à l’héroïsation, à la mythification, François BEDARIDA, dans son propos liminaire comme dans l’épilogue de la table ronde, insiste sur ce qui est pour lui la seule façon d’y échapper. Il s’agit de ‘“ débrouiller l’écheveau, d’opérer un décryptage minutieux et scrupuleux, en évitant toute exagération, toute image d’Epinal, toute légende dorée ”’, car ‘“ seule la connaissance positive permet d’authentifier les faits et de proposer des interprétations ”’. La démarche inverse, où l’on se met “ à broder, à inventer des récits ” expose “ à un très grave choc en retour ”, avec une perte de crédibilité à l’égard du public. Cette inquiétude semble partagée par Laurent DOUZOU 1 , lorsqu’il avance que ‘“ le risque est fort de glisser insensiblement d’une défiance envers la légende à une remise en cause de la Résistance dans son ensemble ”.’ Même si l’on peut douter que sur certains dossiers très complexes comme l’affaire de Caluire la conviction positiviste de François BEDARIDA suffise à régler la difficulté, est formulé ici le souci essentiel de rompre avec une vision légendaire de la Résistance, avec le “ mythe nécessaire ” dont Henry ROUSSO estime à juste titre 2 qu’il a ‘“ tant desservi la mémoire nationale, et singulièrement celle des résistants ”’, mais dont l’effritement risque de susciter scepticisme puis rejet du phénomène d’ensemble que fut la Résistance.

Cela soulève le problème du rapport à établir avec les acteurs survivants. Le rejet des approches enjolivées par plusieurs participants à la table ronde ont suscité la réaction du couple AUBRAC, vigoureusement formulée par Lucie : ‘“ Les historiens me traitent de star installée sur le devant de la scène. Mais qui m’a fait star ? ”’, avec plus de formes par Raymond : ‘“ Si ces deux cultivateurs de mythe sont coupables d’être montés sur un piédestal, qui les a mis, sinon ceux qui maintenant les opposent aux “soutiers de la gloire” ? ”’ ‘ 1 ’. Peu importe que la mise en cause soit méritée ou non, elle identifie une réelle difficulté. Quiconque travaille sur ces questions est amené à rencontrer des acteurs dont certains ont des personnalités exceptionnelles, d’autres sont en permanence en représentation, ou à l’inverse minorent systématiquement leur rôle. La relation à établir avec chacun de ces cas de figure est complexe et délicate. Le respect, la révérence ne doivent en aucun cas exclure l’exigence ; l’admiration ne saurait occulter le souci de vérité ; la cordialité, parfois l’amitié doivent exclure la complaisance. C’est bien sûr d’autant plus difficile lorsque l’interlocuteur a été depuis longtemps constitué dans une figure emblématique, donc intouchable. La difficulté n’en est qu’accentuée lorsque l’entretien porte sur des épisodes moins glorieux, en particulier sur les années suivant la Libération.

De ce qui pourrait apparaître comme une impossibilité formelle, comme une quasi aporie, il est loisible de sortir.

D’abord en prenant la perche tendue par Jean-Pierre VERNANT 2 qui tout en émettant des réserves sur le souci de “ remettre à leur place ” les “ figures emblématiques ”, rappelle les “ centaines ” et “ milliers d’hommes et de femmes dont on ne parle pas ”. Avançons ici l’hypothèse de la fécondité d’un va-et-vient systématique entre ce qu’en d’autres temps on eut désigné comme la base et le sommet, entre ces résistants locaux qui voyaient la situation à échelle réduite - et certains ne se privent pas de le rappeler dans l’entretien en refusant de se prononcer sur des questions dont ils ne connaissent que ce qu’ils ont appris qu’après coup -, et ceux qui exerçaient des fonctions de commandement, de direction.

Ensuite en estimant que la plus saine des choses est que chacun accepte les délimitations de territoire. Rien de plus détestable et générateur de confusions que l’utilisation des historiens par des résistants comme points d’appui pour régler des conflits internes aux associations, ou les tentatives d’acteurs d’associer témoignage personnel et entreprise historienne. La stricte délimitation des rôles semble bien ici un gage de clarté. Témoignage sur une expérience vécue 1 et tentative de reconstruction plus large doivent être soigneusement distingués, même si bien entendu rien n’empêche qu’un acteur fasse œuvre historienne, à condition de faire alors abstraction de sa propre histoire.

Enfin, il est impératif d’assumer la double dimension idéologique et subjective de la démarche.

Moses I. FINLEY affirme dans son article “ Progrès dans l’écriture de l’Histoire  2  que ‘“ l’étude et l’écriture de l’histoire sont une forme d’idéologie ”’, s’empressant de préciser qu’il parle d’idéologie “ au sens le plus large, au sens “neutre”, à peu près comme la définit le Shorter Oxford English Dictionnary : ‘“un système d’idées concernant les phénomènes, en particulier les phénomènes de la vie sociale ; la manière de penser caractéristique d’une classe ou d’un individu” ”.’ Dans ce cadre, le statut de l’interlocuteur n’est ni réduit au rôle d’informateur servant seulement à établir la matérialité des faits, dans une démarche exclusivement historiciste, ni celui avec lequel on mène un débat, entre spécialiste d’une question. Sa “ manière de penser ” et non pas seulement ce qu’il dit savoir, devient alors un moyen de rendre intelligibles les faits. Par exemple, les formes de conscience de témoins et de maquisards d’une zone dissidente concernant le chef du maquis contribuent à la fois à identifier une figure originale, complexe et à percevoir le cheminement de son image à travers le temps.

Le corollaire nécessaire de ce choix est la prise en compte de la dimension subjective des données fournies par les faits comme par le discours de l’interlocuteur. A la méfiance fréquente à l’égard de cette dimension, il importe de substituer l’idée qu’à partir du discours produit, qui est le dit d’une personne, sur des faits passés, le concernant ou non, il sera possible de constituer des mises en relations permettant l’identification des phénomènes de conscience d’un groupe, de leur évolution, des comportements qu’ils ont induits.

Cette double condition permet d’échapper à ce que FINLEY identifie comme la fonction de “ grands antiquaires ” dans son article “ La Constitution des ancêtres 3  . Alors, le dialogue peut devenir “ une fabrique de mémoire ” 4 .

Notes
1.

Pascal ORY, Du rôle des historiens dans des procès récents, in Travail de mémoire, op. cit. p.53.

2.

Stéphane COURTOIS, Nicolas WERTH, Jean-Louis PANNE et al., Le livre noir du communisme, crimes, terreur et répression, Laffont, 1998, 930 p.

3.

Gérard CHAUVY, AUBRAC : Lyon 1943, Armand Colin, 1997, 457 p.

4.

Sans tomber dans un procès d’intention préalable, on pouvait douter de la capacité du producteur d’un film comme Uranus à réaliser sur le sujet une œuvre du niveau de L’armée des ombres de Jean-Pierre MELVILLE. Ceux, dont je suis, qui se sont imposés un tel spectacle ont pu constater l’étendue du désastre. Il est significatif que des associations d’anciens résistants comme l’ANACR s’en soient fait l’ardent propagandiste, y compris auprès de scolaires. Mythes, geste, légendes ont encore de “ beaux jours ” devant eux.

5.

Libération, 13 juillet 1997.

1.

Libération, 13 juillet 1997.

2.

Libération, 17 juillet 1997.

1.

Libération, 10 juillet 1997.

2.

Libération, 13 juillet 1997.

1.

Comment ne pas citer ici Entre mythe et politique de Jean-Pierre VERNANT pour sa hauteur de vue, son honnêteté intellectuelle, sa profonde humanité, Le Seuil, 1996, 636 p.

2.

In Moses I. FINLEY, Mythe, mémoire, histoire, Flammarion, 1981, 270 p.

3.

Idem, p. 245,n.

4.

De Marc FERRO, à propos de la fonction de l’émission Histoire parallèle, in Travail de mémoire, op. cit. p. 51.