Sans anticiper sur l’analyse des sources disponibles (voir volume II, partie “ Sources ”), il importe d’établir au préalable ce à quoi est confrontée toute recherche sur une période où entrent en jeu les sources inertes et les témoignages oraux d’acteurs ou de simples témoins survivants.
Les archives écrites sur la période considérée sont bien entendu les archives publiques, mais aussi une quantité notable d’archives privées, accumulées par des hommes ou des femmes qui se trouvant dans des positions de responsabilité, ont eu la possibilité d’en conserver des traces écrites. Les fonds privés des archives publiques constituent une catégorie intermédiaire, qui présente l’avantage de conserver à la famille la maîtrise de l’accès tout en assurant la disponibilité en un lieu centralisé et public. L’existence d’archives privées introduit un élément supplémentaire dans la relation entre le chercheur et son interlocuteur. La détention par celui-ci de documents, dont il perçoit qu’ils intéressent son vis-à-vis, constitue dès lors un instrument de pouvoir dont certains ne se font pas faute de faire usage, soit par la rétention, soit par une distillation “ au mérite ”. Un tel comportement ouvre parfois à une dérive dommageable (l’observation n’inclut évidemment pas ceux qui, soit par prudence naturelle, soit parce que des contacts précédents leur ont appris celle-ci, ne se livrent que progressivement, attendant que des rapports confiants se soient constitués). Cette dérive tend à constituer une relation qui relève d’un clientélisme fort peu propice à l’indépendance et à la liberté intellectuelle du chercheur. Il convient évidemment de refuser d’entrer dans ce jeu, de part et d’autre, et ne pas constituer des sortes de chasses gardées de tel ou tel chercheur, de telle ou telle université. A cela s’ajoute le problème de la destination de ces archives privées après la disparition de son détenteur. Là encore il serait souhaitable que tous les universitaires adoptent tous la seule attitude convenable en conseillant aux familles de déposer cela dans des structures publiques ou si elles souhaitent conserver les originaux, constituer et déposer une copie. Ce n’est malheureusement pas toujours le cas.
L’autre question soulevée par l’écrit est celle de sa crédibilité, donc du rapport qu’institue le chercheur avec ces “ morceaux de papier ”, selon la formule de Claude LEVI-STRAUSS. Même si cela semble relever de l’évidence, il paraît important de rappeler la nécessaire distance à adopter à l’égard de sources dont la matérialité pourrait tendre à leur attribuer une sorte de capacité immanente de fiabilité 1 . L’intervention finale de Jean-Pierre VERNANT 2 , au titre de sa fonction de modérateur, au colloque organisé en décembre 1993 à Toulouse sur le thème “ Mémoire et Histoire : la Résistance ”, rappelle l’attitude nécessaire : ‘“ Un document est toujours une trace, il a toujours un aspect témoignage, qu’il soit document officiel - un rapport de police – qu’il soit une lettre, qu’il soit un article de journal relatant comment les choses se sont passées. Pour être compris, ce témoignage-là demande lui aussi d’être critiqué. ”.’ Ce rappel salutaire vaut bien sûr pour les écrits privés, mais tout autant pour ceux auxquels leur caractère public pourrait conférer une sorte d’objectivité naturelle. L’exemple pris par Jean-Pierre VERNANT est particulièrement judicieux. Les documents de police, consultés en grand nombre en particulier pour la partie consacrée aux procès de résistants comme dans la reconstitution du parcours résistant de tel ou tel ont révélé leur double subjectivité, celle de celui qui les a écrits, celle de l’Etat qu’il sert, que ce soit celui de Vichy ou la République restaurée. L’un et l’autre, l’Etat et son serviteur, ont la même propension à travestir, biaiser, fausser, détourner qu’un témoin lambda. Cela mérite alors la même prudence d’approche et constitue à soi seul une information. Pour prendre un exemple quelque peu simpliste mais bien réel et éloquent, le nombre croissant de rapports d’enquête pour faits de résistance de la brigade de gendarmerie de Louhans à partir de 1942 se terminant par un constat d’échec ne signifie en rien l’inexistence de faits ou l’inefficacité des recherches, mais le ralliement subreptice des enquêteurs à ladite Résistance.
Une autre limite de la plupart des traces écrites, tout particulièrement les documents émanant soit de l’Etat , soit d’organisations, est leur propension à gommer les singularités au profit des dominantes. Il est indéniable que les rapports circonstanciés des sous-préfets à leur supérieur sur la vie de leur arrondissement dans les premiers mois suivant la Libération, constituent une source très riche ; il est tout aussi vrai qu’ils identifient rarement, le plus souvent jamais, des phénomènes de conscience très minoritaires, mais qui débouchèrent par exemple sur les vagues d’attentats de l’automne 1944 et de l’été 1945. L’œil de l’Etat fut en l’occasion aveugle, sa capacité à saisir le sens d’événements imprévus fort limitée. Seule la mise en dialectique du pluriel et du singulier permet une appréhension à la fois large et fine de la réalité observée.
Interviennent alors les apports des entretiens avec les acteurs. On a vu quelles difficultés posait l’interlocution chercheur-acteur. L’appropriation du contenu même de l’entretien en soulève d’autres. La période prise en considération présente une double caractéristique : elle porte sur des acteurs dont un nombre important est encore en vie ; elle n’est pas celle à propos de laquelle ils ont été habitués, pour une part d’entre eux, à être érigés en témoins par les chercheurs. La prise en compte du contenu des entretiens pose donc les mêmes problèmes méthodologiques que ceux qui portent sur la période de la Résistance, tout en introduisant des variables, liées à la non familiarité de leur approche comme à la problématique de l’échec qui sous-tend le questionnement.
La pratique de l’entretien est commune à des disciplines voisines, ethnologie, anthropologie, histoire, même si les deux premières peuvent en revendiquer une utilisation plus essentielle. Si la double influence du positivisme puis de l’école des Annales en a freiné l’usage, les années 80 et 90 ont vu se développer une réflexion féconde sur leur place dans la recherche historique. Sans anticiper sur la partie bibliographique, on peut noter sans chercher à être exhaustif les travaux de Philippe JOUTARD comme les deux tables rondes organisées par l’IHTP dont les communications furent publiées en 1981 et 1987. Le recours à l’histoire orale, joliment qualifiée par Philippe JOUTARD d’“ hérésie porteuse de renouvellement ” au cours de la table ronde de 1986, soulève le double problème du choix de l’interlocuteur, donc de sa représentativité, et du rapport subjectif qui s’instaure, tout particulièrement lorsque les circonstances multiplient les occasions de rencontre. Le critère de la représentativité ne relève en rien de l’évidence objective. D’abord, convenons-en, il est parfois nécessaire de prendre en compte les seuls témoignages disponibles, avec regret, parce que d’autres témoins ont choisi le silence, soit parce qu’ils ne sont plus là. Cette situation diffère alors peu de celle qu’offrent les archives écrites, où l’on doit bien parfois “ faire avec ”. Mais surtout, la pratique de l’histoire orale amène à choisir, au moins à faire la part des choses. Postulons que la représentativité de tel ou tel témoignage ne tient pas à la position éminente de son émetteur, mais bien à l’originalité du témoignage, à la singularité de la sensibilité qu’il exprime. Qu’est-ce qui permet la plus riche appréhension de la personnalité et du parcours d’un maquisard victime de poursuites judiciaires après la guerre, entre le témoignage d’un fils restituant avec finesse une figure paternelle complexe, ou les considérations d’un responsable résistant estimant que cette complexité entachait la limpidité nécessaire à l’image du résistant ? Si les deux doivent être pris en compte, le second parce qu’il restitue une dimension de la construction de la mémoire résistante, c’est bien du côté du premier qu’il faudra se tourner pour saisir ce que fut la difficulté et l’isolement des résistants réprimés. S’ajoute la difficulté de toute interpellation d’une mémoire individuelle dont Michelle PERROT 1 peut dire que ‘“ le témoin est légitimement accroché à sa mémoire, à qui l’on dit “non, ce n’était pas ainsi, ou pas tout à fait ainsi” ”.’
Le statut du contenu de l’entretien a donc en commun avec la trace écrite d’exiger ce que Moses I. FINLEY adopte comme définition de l’histoire : ‘“ une enquête systématique et critique non seulement parce qu’elle évalue de façon critique les témoignages, mais aussi plus largement parce qu’elle procède à un examen conscient et rationnel du sujet dans toutes ses dimensions et ses implications, en se refusant autant que faire se peut, à admettre automatiquement les points de vue, les approches, les habitudes mentales qui ont cours ”’ ‘ 2 ’ ‘.’ Il n’est donc en rien susceptible d’être a priori moins fiable que le document écrit mais requiert le même souci d’indépendance de pensée à l’égard des idées de l’air du temps. Il présente en plus une spécificité : il n’est pas une trace de mémoire immobilisée au moment où elle a été constituée, mais une mémoire en travail, au feu des conjonctures politique, intellectuelle, organisationnelle, mais aussi de la volonté de celui qui la détient. Après la question du rapport au témoin, du mode de traitement du témoignage, se pose celle du rapport entre cette mémoire, ses formulations, et l’histoire possible des faits comme de cette mémoire.
L’ouverture des archives moscovites suivant l’effondrement de l’URSS a donné lieu à une étonnante excitation, nourrie de la conviction que cela allait révolutionner l’historiographie du communisme. De la part de spécialistes du stalinisme, il y avait tout de même quelque paradoxe d’accorder autant d’intérêt aux traces laissées par un système passé maître dans l’art de la manipulation.
Jean-Pierre VERNANT, in Mémoire et histoire : la Résistance, op. cit. p. 344.
Michelle PERROT, Archive, mémoire, histoire, in Travail de mémoire, op. cit. p.39.
Moses I. FINLEY, La Constitution des ancêtres, in Mythe, mémoire, histoire. Op. cit. p 243.