MEMOIRE ET HISTOIRE

‘“ La société, donc, fait appel à l’historien et en même temps ne veut pas l’entendre, et ce d’autant moins qu’un passé peut en cacher un autre. On voit très facilement se succéder en effet occultation et hypermédiatisation, polarisation sur certaines pages d’histoire ” 3 .’

Depuis les travaux fondateurs ayant donné naissance aux ouvrages consacrés aux lieux de mémoire sous la direction de Pierre NORA 4 , le thème de la mémoire, de ses manifestations, de ses traces, de ses rapports complexes avec l’histoire sont devenus récurrents et ont donné lieu à de nombreuse occasions de confrontations et publications. Une des vertus de cette situation est qu’elle amène des intellectuels issus de disciplines dont les rapports n’ont pas toujours été simples et dont les délimitations de territoires peuvent apparaître parfois comme bien factices, j’entends par là histoire, anthropologie, sociologie, de se retrouver sur un terrain commun. Elle permet aussi un dialogue fructueux avec d’autres disciplines dont les paradigmes, les démarches sont sans conteste spécifiques, comme la philosophie. Un exemple stimulant en a été donné en 1998 à Grenoble, où sous un vocable recouvrant habituellement des choses moins roboratives, celui de “ stage MAFPEN ”, a été organisé sur le thème  “ Histoire et Mémoire ”, une confrontation entre philosophes et historiens, avec la participation de Paul RICOEUR, Jeffrey Andrew BARASH, Olivier ABEL, Henry ROUSSO et François BEDARIDA.

Il convient d’emblée de poser deux précautions nécessaires à l’utilisation de la notion de mémoire.

La première observation concerne la signification de l’usage de plus en plus extensif de la mémoire, en association avec le vocable de devoir, dans notre société de fin de siècle. Ceci concerne tout autant le chercheur, pour qui cette réalité est source de signifiant, que l’enseignant, intimé à insuffler aux adolescents ou jeunes adultes qu’il a en face de lui cette fiévreuse exigence. Les laudateurs ou propagateurs de ce devoir de mémoire se gardent généralement de s’interroger sur le contenu de cette mémoire, ni sur le sens de son usage par rapport au réalités du présent. Dans son introduction au stage précité, son organisatrice Martine VERLHAC eut cette formulation salutaire : ‘“ Cinquante ans plus tard, ayant perdu nos illusions et ressassant nos culpabilités, nous vouons à la mémoire un culte quasiment pathologique et nous abandonnons largement nos responsabilités pour le présent ”.’ François BEDARIDA pour sa part estima dans sa contribution que si “ la valeur curative de la mémoire ” était “ immense ”, il ne fallait pas moins prendre “ garde à ne pas tomber dans la célébration inconditionnelle du culte de la mémoire ”. Plus brutalement, Jacques LE GOFF exprime un point de vue proche lorsqu’il estime que ‘“ le culte du passé va avec le conservatisme social ”’ ‘ 1 ’. Un exemple éclairant de cette déviation est constitué par l’annuel “ Concours de la Résistance et de la Déportation ”, 38e du nom en 1999. Destiné aux élèves de l’enseignement secondaire, de la classe de 3e à celle de terminale, il fait l’objet d’un important investissement préparatoire de la part des associations d’anciens résistants et déportés et de cérémonies de remises de prix auxquelles les autorités, Préfecture, Office départemental des Anciens Combattants, fournissent cadre matériel et caution de l’Etat. Certes, cela manifeste le souci légitime des anciens résistants et déportés de laisser trace de leur histoire comme l’intérêt de la part d’adolescents ou jeunes adultes pour une histoire à la fois lointaine pour eux mais parfois proche par la proximité éventuelle d’un survivant. Il n’empêche que bien des réserves peuvent être avancées à propos du vocable de “ concours ”, chargé de connotation de compétition. D’autre part, il est remarquable qu’il n’y ait jamais eu de tentative d’évaluation de la trace particulière laissée chez les participants à ce concours, comparés à ceux qui n’ont bénéficié que du cours classique, en termes d’intelligibilité des situations ultérieures. L’exemple de l’état des consciences dans l’ex-RDA, pour des gens dont l’enfance et l’adolescence ont été gorgées de bonne conscience antifasciste, est là pour rendre prudent et dubitatif à propos des vertus civiques de la convocation insistante au devoir de mémoire. Les événements du Kosovo ont fait la démonstration des terribles dangers que constitue, concernant le peuple serbe, le culte morbide d’une mémoire historique douloureuse et sur quelle utilisation cela peut déboucher. Ce propos recoupe l’analyse du psychanalyste Fethi BENSLAMA 1 estimant que “ notre époque pourrait être l’époque de cette maladie, en ce sens que à travers toutes les revendications de l’identité culturelle, linguistique, ethnique, etc., le mémorial envahit le champ des consciences et empêche finalement de percevoir le présent ”. Concernant la mémoire résistante, il conviendra, au sein de la problématique générale de ce travail, de s’interroger sur l’éventuel rapport entre cet excès de mémoire mis en cause par Martine VERLHAC et la volonté d’effacer la défaite politique de la Résistance.

A ce concept ambigu préférons alors celui de travail de mémoire. A la connotation moralisante du premier, il a le mérite de substituer celui d’effort positif, portant à un processus de maîtrise de ce que l’on cherche. Certes, il n’est en rien univoque. Il désigne indifféremment le travail sur la mémoire, celle-ci n’étant alors qu’un objet, l’effort individuel sur sa propre mémoire de la part d’un acteur, enfin, et c’est alors son acception la plus riche, la démarche née de l’interlocution entre témoin et chercheur, constituant une sorte de maïeutique.

Par ailleurs, cette mémoire n’est en rien une donnée qui serait dotée des vertus immanentes de la vérité historique. Dès les premières pages de la somme fondatrice que constituent Les lieux de mémoire, Pierre NORA 2 avance que ‘“ la mémoire est la vie, toujours portée par des groupes vivants, et à ce titre, elle est évolution permanente, ouverte à la dialectique du souvenir et de l’amnésie, inconsciente de ses déformations successives, vulnérable à toutes les utilisations et manipulations, susceptible de longues latences et de soudaines revitalisations ”.’ A propos de la “ mémoire collective ”, Moses I. FINLEY 1 estime qu’elle ‘“ n’est pas autre chose que la transmission à un grand nombre d’individus, des souvenirs d’un seul homme ou de quelques hommes, répétés à maintes reprises ; et l’acte de transmission, de communication et donc de conservation de ces souvenirs n’est ni spontané, ni inconscient, mais délibéré, destiné à atteindre un but connu de celui qui opère cette transmission ”.’ C’est dans un ordre d’idée proche que Robert FRANK 2 formule les limites de la mémoire collective. Pour lui, ‘“ il reste clair que la mémoire collective charrie des mythes, opère des tris, organise la sélection et l’oubli, opère un travail de sacralisation, conformément à sa fonction principale qui est de forger et de légitimer l’identité de la collectivité dont elle se réclame ”’. Une des dimensions de la prise en compte de cette réalité sera alors pour l’historien d’identifier la nature de ce qui est “ délibéré ”, du “ but commun ”, d’en extraire le sens, de le mettre en relation avec l’individu ou le groupe dont il émane. L’identification des “ déformations successives ”, des “ utilisations et manipulations ” permet, en établissant le rapport instauré à un moment donné avec un pan de l’histoire, d’esquisser la nature de ce moment. La mémoire, collective et individuelle, est alors beaucoup plus qu’un témoignage fragile sur les faits mais constitue à elle seule un objet de l’Histoire.

Cette mémoire dépend bien entendu, dans ses configurations, dans ses transformations, dans son champ spatial, de ce qui est mémorisé. Or, pour ce qui est de la Résistance et de ses avatars dans la période prise ici en compte, nous avons à faire à un processus divisé, éclaté, divers, où il est plus question de résistants que d’une Résistance. Si celle-ci a existé, c’est plus en termes de perception, glorieuse et attractive pour les uns, angoissante et insaisissable par les occupants et leurs sbires français. Son unification dans le cadre du CNR relève plus de la préparation de restauration du système parlementaire basé sur les partis que d’un réel processus d’unification sur le terrain. La réalité de la Résistance fut par contre marquée par la complexité des formes d’organisation, la diversité des courants politiques et des structures en émanant. Ceci a inévitablement une résonance profonde sur les formes, le contenu de la mémoire résistante. Face aux tentatives de constituer une mémoire nationale, dont les célébrations du centenaire de la naissance de Jean MOULIN sont la plus récente incarnation, subsistent un grand nombre de formes éclatées de mémoire, au niveau de petits groupes, d’anciens d’un maquis, parfois même d’un individu isolé. Cet éclatement se retrouve particulièrement lorsqu’il s’agit d’une mémoire douloureuse, comme celle qui concerne l’objet de cette étude, celle des temps difficiles succédant aux temps glorieux. Une des pistes de réflexion à ouvrir sera alors de s’interroger sur la façon dont ces mémoires ont fait leur chemin, partagées entre les fidélités collectives, la fraternité des petits groupes et l’enfouissement des souvenirs douloureux. Les grandes mythologies nationales ne souffrent pas les figures complexes, encore moins les parcours déviants. La part de l’échec, de l’effacement ou de l’exclusion qui fut celle de ceux dont j’ai choisi d’étudier le parcours se transcrit forcément en des formes de mémoire particulière. L’emboîtement de celles-ci avec les formes de mémoire collective constitue alors une dimension signifiante de la construction de la mémoire résistante ; elles sont aussi un aspect de la défaite ici étudiée puisque elles sont exclues des tentatives de constitution d’une mémoire nationale et tant soit peu consensuelle de la Résistance.

Au sein de ces perspectives, la façon dont la mémoire résistante s’est inscrite dans la matière inerte, donc en des lieux et sous des formes bien spécifiques devient une dimension de ce que fut la défaite politique de résistants. L’absence de forme centralisée à l’instar de ce que furent les monuments aux morts de 1914-1918, la dispersion des lieux, la diversité des formes monumentales et des inscriptions, les difficultés administratives ou politiques constituent une dimension de la relative marginalisation de la Résistance dans la République restaurée, tout du moins de l’absence de réel consensus sur ce qu’il faut mémoriser et commémorer. Bien que cela déborde le cadre chronologique de cette étude, on peut remarquer que les entreprises muséographiques, ultérieures à 1953, sont une autre manifestation de cette réalité 1 . De la même réalité relève l’absence durable de trace matérielle pour des faits pourtant éminemment mémorables, mais ne répondant pas à une image héroïque et guerrière du combat résistant 2 .

La prise en compte de la dimension mémorielle de ce dont il sera question ici fait donc partie de l’investigation historienne. Si les difficultés identifiées, dans les rapports complexes entre mémoire et histoire doivent inciter à une grande prudence, la part de singularité, de spécificité qu’elle recèle ne peut que pousser à en faire un temps décisif de la démarche d’ensemble. Mais ceci doit se faire avec les précautions énoncées, dans le choix des interlocuteurs, la prise en compte du contenu des entretiens, le rapport instauré entre mémoire et histoire. Faute de cela, la confusion actuelle sur la mémoire prendrait le dessus, serait négligée l’impérieuse nécessité de s’appuyer d’abord sur la réalité des faits, écartée la conviction que la politique est une activité qui relève du choix, de la prescription. Alors le sens profond des événements de la période disparaîtrait derrière les lieux communs de l’air du temps et les modes idéologiques.

Notes
3.

Gilles MANCERON, Eclairer par l’Histoire les malaises de la société, in Travail de mémoire, op. cit. p. 43

4.

Pierre NORA (s.d.), Les lieux de mémoire, 3 vol. Gallimard 4760 p.

1.

Jacques LE GOFF, Histoire et mémoire, Folio Histoire, Gallimard, 1997, p.53.

1.

Fethi BENSLAMA, Un passé en devenir, in Travail de mémoire, op. cit. p 221.

2.

Pierre NORA, op. cit., p. 24-25.

1.

Moses I. FINLEY, op. cit. p. 32.

2.

Robert FRANK, La mémoire empoisonnée, in La France des années noires, s.d. Jean-Pierre AZEMA et François BEDARIDA, t. 2, Le Seuil, 1993, p.485.

1.

Jean-Yves BOURSIER, Les enjeux politiques des “ musées de la Résistance ”, in L’esprit des lieux, le patrimoine et la cité, s.d. Daniel J. GRANGE et Dominique POULOT, Presses Universitaires de Grenoble, 1998.

2.

Un exemple éclairant est fourni par la libération par des résistants locaux, le 24 mars 1944, d’un ancien sanatorium transformé par Vichy en centre d’internement pour tuberculeux des camps du Sud de la France à La Guiche, en pays charolais. L’opération, exécutée sans pertes, permit de récupérer des cadres pour les maquis. Or, du fait de l’opposition de notables locaux, aucune trace n’existait de ce haut fait d’armes. Il fallut un long et patient travail des survivants de l’opération pour obtenir en 1999 la pose d’une plaque commémorative sur les murs de l’ancien camp.