2-3- Des situations révélant de multiples dysfonctionnements

L’épuration mise en œuvre à partir de la Libération aboutit à la mise en détention d’un certain nombre de personnes, dans des structures le plus souvent inadaptées, avant de comparaître devant les commissions de criblage puis les Cours de Justice ou Chambres civiques. Cela soulève une série de problèmes qui ne sont pas sans révéler d’autres pénuries et qui en retour, par la détention d’actifs, pèsent sur les difficultés de la production.

Dans un message aux Commissaires de la République daté du 11 novembre 1944, le ministre de la production industrielle prenant en considération 3 la situation d’ingénieurs, directeurs, agents de maîtrise des mines incarcérés, estime que leur ‘“ inactivité est préjudiciable à la remise en marche des Houillères ”’ et demande en conséquence ‘“ d’accélérer dans toute la mesure du possible le travail des commissions ”’. Se manifeste ici fortement la contradiction entre la nécessité politique de l’épuration et les impératifs de la production industrielle.

La détention, dans des locaux collectifs ayant souvent été fortement dégradés par divers épisodes de la guerre, soulève de lourds problèmes matériels. A Auxerre, la caserne Gouré sert de centre de détention depuis qu’elle a été remise à la disposition du préfet, le 16 octobre 1944 4 , avec un début de fonctionnement dès le 28 du même mois. Le 13 janvier 1945, dans un rapport adressé au ministre de l’Intérieur, le préfet de l’Yonne fait état d’importants problèmes sanitaires, avec développement de “ troubles digestifs, hernies, infections diverses (furoncles, impétigos) liés à l’affaiblissement physiologique ”, dus “ sans doute à l’avitaminose, au manque de crudités et de viande ”. Leur traitement se heurte à deux types de difficultés. La pénurie de médicaments introduit une inégalité entre ceux “ qui ont les moyens de payer leurs dépenses pharmaceutiques ” et les autres. Les soins sont assurés par les médecins de ville désignés à tour de rôle pour une semaine par l’Inspection départementale de l’hygiène. Or le rapport fait état de leurs réticences à assurer ce service et propose la nomination d’un “ médecin attitré avec deux infirmières ”.

Aux problèmes liés aux séquelles du conflit s’ajoutent les dysfonctionnements d’une économie administrée, où le rationnement des produits de base reste le socle de la distribution.

En particulier la complexité des classements pour le ravitaillement fait l’objet de multiples interventions pour modifier la position de telle ou telle ville ou de telle ou telle catégorie de travailleurs, les critères établis créant des situations aberrantes. Par exemple, le 28 juin 1946, le député MRP Roger DEVENY s’adressant au préfet 1 , s’indigne que les 1300 maraîchers de Saône-et-Loire ne soient pas classés dans la catégorie “ travailleurs ”, ce à quoi le préfet répond le 20 juillet que ne sont classés T1 que les “ maraîchers résidant dans des villes à suppléments nationaux ”. Dans la zone de production légumière du Val de Saône, ce n’est le cas que d’une minorité. Ne pas classer ces agriculteurs comme “ travailleurs ” allait à l’encontre du seul bon sens et ne pouvait que heurter profondément la perception qu’ils avaient à juste titre de leur utilité sociale et de la pénibilité de leur travail.

Les impératifs d’une certaine centralisation de la collecte et de la distribution créent des situations qui ne peuvent que susciter colère et indignation dans la population. Le 14 décembre 1944, le CDL de Saône-et-Loire s’étonne 2 qu’alors que le département est producteur de betterave à sucre et dispose à Chalon-sur-Saône d’une sucrerie industrielle, disposant des stocks importants, ‘“ l’approvisionnement de la Saône-et-Loire soit assuré par la région parisienne alors que ces stocks seraient largement suffisants pour approvisionner le département ”.’

Dans un rapport au CDL de Saône-et-Loire la commission de ravitaillement du CLL d’Allerey, commune riveraine de la Saône, proteste en février 1946 3 contre l’attribution à la commune, pour fourniture de bois de boulangerie, de coupes située sur la rive opposée de la rivière, sur les communes de Pourlans et Navilly. Or la rive droite, où est située Allerey dispose de surfaces boisées importantes et plus grave, les destructions de ponts et l’absence de bacs pour traverser la Saône imposent un large détour par Chalon-sur-Saône, située 35 km en aval. Le rapport passe entre différentes mains, est transmis aux services préfectoraux qui finalement résolvent le problème, mais plusieurs mois plus tard.

D’autres situations locales manifestent des comportements de gaspillage ou de négligence dans l’utilisation de moyens déjà insuffisants dont disposent les populations. Le 20 février 1945, le CLL de Charolles dénonce auprès de CDL de Saône-et-Loire 1 l’utilisation d’une locomotive du dépôt de Paray-le-Monial pour aller chercher à Charolles un sac de tabac de 25 kg. Le CLL souhaite connaître le “ responsable d’une telle fantaisie ”, alors que la pénurie de charbon pèse sur l’économie du pays et la vie de ses habitants. Interrogés par le CDL, les services de Ravitaillement général répondent que les conditions de circulation difficiles sur les voies routières avec froid et verglas avaient amené au choix du réseau ferré pour le transport d’un produit dont la disponibilité était nécessaire à la paix sociale.

Au vu de ces quelques situations ponctuelles, il apparaît que la population, bercée aux temps de l’occupation de l’idée que la victoire verrait le retour rapide des conditions de vie d’avant 1939, se trouve confrontée à de multiples difficultés qui pèsent fortement sur son moral, donc sur les processus politiques mis en mouvement par la Libération.

Notes
3.

AD 71 6W25444.

4.

AD 89 1W463.

1.

AD 71 W720.

2.

AD 71 W128563.

3.

Idem.

1.

AD 71, dossier CDL.