1-1- Une déception grandissante

La libération progressive du pays suscite une forte attente de la part d’une population soumise aux privations depuis plus de quatre ans. Dans son rapport mensuel 2 du 17 octobre 1944 au préfet, le chef d’escadron de gendarmerie FORTIN, commandant la Compagnie de l’Yonne, indique dans la rubrique “ Situation générale et état d’esprit des populations ” que, du 10 septembre au 10 octobre, ‘“ la population a cru que la libération de la terre signifiait le retour immédiat à toutes les facilités inconnues depuis quatre ans ”’. Portant sur les premières semaines suivant la Libération, ce constat est intéressant à un double titre. L’avant-guerre, comme référence idéalisée n’est ici identifié qu’en termes de “ facilités ”, propos à résonance vichyste, pouvant surprendre dans ce contexte. Plus significativement, il porte l’accent sur l’attente, en termes d’amélioration des conditions matérielles, que fait naître le départ des occupants. C’était négliger l’impact négatif des séquelles de la guerre, le coût des opérations en cours, l’énorme prélèvement d’actifs que constituent les prisonniers et déportés, mais cette attente était aussi à la mesure des privations subies par une large majorité de la population. Ceci renvoie au débat instauré alors au gouvernement entre de GAULLE et son ministre de l’économie sur le choix entre l’austérité et un assouplissement des contraintes.

Cette situation est identique en Saône-et-Loire, où dès le 14 octobre 1944, le sous-préfet d’Autun VITRIER insiste 1 auprès du préfet DREVON sur l’importance du ravitaillement dans le moral de la population, constat confirmé le 23 décembre 1944 par le commissaire de police du Creusot qui dans son rapport mensuel au sous-préfet, fait état du “ malaise ” de la population devant “ la lenteur de la réorganisation économique ”. Le même personnage substitue le terme de “ mécontentement ” à “ malaise ”, formulant ainsi une dégradation, dans son rapport du 8 janvier 1945, tout en insistant sur le calme de la population.

En un registre voisin, le commissaire du Commissariat principal de Dijon, dans son rapport au préfet de Côte d’Or du 10 février 1945 2 constate que ‘“ le sentiment de déception, à l’égard des mesures d’assistance dans le ravitaillement promises par les postes d’émission alliés au cours des années passées et non réalisées, si ce n’est à échelle infime, s’accroît visiblement ”’. Deux semaines plus tard le même constate que ‘“ la population laisse poindre un état d’énervement par suite du ravitaillement toujours précaire ”.’

Cette déception est pathétiquement formulée dans une lettre interceptée par la censure militaire d’un père de Côte d’Or à son fils, soldat en Allemagne dans les troupes d’occupation, le 2 juillet 1945 3 . ‘“ Je suis dégoûté de la société et voudrait me retirer dans un bois loin de tout et de tous. C’est le noir…Nos usines sont à la veille de chômer faute de charbon, et il y a des centaines de milliers de prisonniers allemands. Qu’attend-on pour les mettre à la mine ? On prétexte que parmi eux il y a à peine 8000 mineurs. Nous demandait-on en Allemagne si nous étions mineurs ? Combien parmi nous ont été dans les mines et qui étaient comptables, coiffeurs ou autres ? … ”’. Ce témoignage, aux limites du désespoir pourrait n’être qu’une manifestation singulière s’il n’était parfaitement en phase avec les évolutions rapportées par ceux qui ont en charge d’observer l’état de l’opinion publique. Ces derniers, dont les formulations ne concernent d’abord que globalement les difficultés du ravitaillement se font plus précises à partir de l’été 1945, où apparaît, comme dans les rapports mensuels des 23 août et 23 septembre de la Légion de gendarmerie de Côte d’Or 1 , le phénomène de la “ hausse constante des prix ”, provoquant en août “ l’exaspération des populations laborieuses et des petits retraités ” et en septembre “ la misère dans les foyers modestes et particulièrement chez les personnes âgées ”. Aux pénuries diverses et dysfonctionnements du Ravitaillement général se superpose la maladie insidieuse de l’inflation, source de ségrégation sociale.

Notes
2.

AD 89, 1W26.

1.

AD 71 W123855.

2.

AD 21 W21424.

3.

Idem.

1.

AD 21 W21423.