2- Une population traversée de puissantes “ émotions ”

2-1- Des psychoses nourries des souvenirs de guerre

Surgissent pendant ces mois séparant la Libération de la fin de la guerre deux thèmes relevant largement de l’imaginaire collectif et de la psychose : la “ cinquième colonne ” et les “ maquis bruns ”.

La formulation de cinquième colonne, issue de la guerre d’Espagne, fut reprise et largement instrumentée au cours de la période de la “ drôle de guerre ”. Désignant des éléments ennemis infiltrés qui travailleraient à désorganiser les défenses du pays, à saper le moral de la population, son utilisation extensive par le pouvoir politique contribue à créer dans la population une véritable psychose, plus inhibante que mobilisatrice. L’ampleur et la rapidité de l’effondrement de mai-juin 1940 n’ont pu que lui donner de la crédibilité ; elles suscitent l’idée d’un pays détruit de l’intérieur par les forces obscures de l’ennemi et permettent ainsi d’éviter de soulever les questions politiques et militaires posées par “ l’étrange défaite ” 1 . Le spectre d’une cinquième colonne resurgit dans la période allant de la Libération à la fin du conflit. La crainte de son retour est ainsi avancée par le sous-préfet de Chalon-sur-Saône Claude ROCHAT, le 17 février 1945. La veille, 1500 à 2000 “ ménagères ” 2 ont manifesté dans sa ville aux cris de “ du pain ! du beefsteack ! ” à l’initiative de l’UFF. Tout en reconnaissant la légitimité des demandes formulées, tout en prenant des initiatives pour améliorer le ravitaillement, il manifeste sa crainte 3 de voir un tel mouvement social “ avantager la cinquième colonne ”. La formulation de cette crainte peut surprendre de la part de celui qui fut un des chefs majeurs de la résistance locale, dont personne ne nie le courage physique, à un moment où l’issue de la guerre ne fait plus de doute, dès lors que l’ultime offensive des Ardennes a été brisée. S’il précise aujourd’hui 4 , qu’il craignait non pas un retour offensif sur le plan militaire, mais un sabotage insidieux du redressement économique et politique du pays par des forces résiduelles du vichysme, Claude ROCHAT n’en utilisait pas moins, en 1945, la crainte diffuse de voir l’acquis de 1944 remis en cause. Les difficultés du redressement économique, le terme incertain d’une guerre dont l’issue ne faisait plus de doute, les déceptions accumulées, constituaient un terrain fertile à le diffusion de cette psychose.

Celle-ci se manifeste aussi à propos de “ maquis bruns ”, symétrique pro-allemand des maquis libérateurs, dont la constitution éventuelle nourrit des craintes multiformes, largement diffusées par la presse locale, reprise parfois par les autorités.

En ce qui concerne la Bourgogne, les seuls faits objectifs signalés sont le survol nocturne ‘“ d’escadrilles de nationalité inconnue ”’ ‘ 5 ’ ‘’rapporté par le capitaine TURLOTTE, commandant la section de gendarmerie d’Autun au sous-préfet VITRIER le janvier 1945 et la chute d’un Fock-Wulf 200, intercepté et abattu par un Bristol Beaufighter de L’US Airforce le 27 septembre 1944 à Saint-Nicolas-les-Cîteaux en Côte-d’Or. La situation du conflit à la fin de janvier 1945, l’incapacité de la Luftwaffe de réaliser des opérations loin de ses bases, l’importance stratégique du front italien exigeant des bombardements par des escadrilles venues d’Angleterre et survolant donc la région, ces trois données objectives constituent la base d’une explication d’évidence pour ce qui est des survols d’escadrilles. Que celle-ci ne se soit pas toujours imposée, que d’autres explications aient pu être envisagées mesure la profondeur chez certains de la psychose analysée ci-dessus. Quant à l’appareil allemand isolé abattu, l’enquête menée par Gilles HENNEQUIN 1 tend à l’attribuer à des vols entre l’Allemagne et l’Espagne, sans rapport direct avec la situation en France, constitués d’appareils isolés.

Pour le reste, aucune donnée objective n’est observable, même si la presse quotidienne fait fréquemment état de parachutages, de présence de miliciens regroupés dans les bois. Ainsi Le Courrier de Saône-et-Loire dans son numéro du 20 avril 1945 fait état du parachutage près de Chalon-sur-Saône d’un membre du PPF ‘“ porteur de consignes très importantes destinées aux membres de la cinquième colonne restés en France ou parachutés depuis la Libération ”.’ L’affaire n’a aucune suite : l’information jamais confirmée, mais jamais infirmée, tous les mécanismes insidieux des “ bobards ” travaillant dans les consciences sont en place, organisant ou renforçant les angoisses collectives. Pour sa part, dans son rapport référencé ci-dessus, la capitaine TURLOTTE fait état de “ quelques alertes de parachutages ” mais que “ rien de précis n’a pu être constaté ni même observé ”. L’absence de constatation et “ même ” d’observation permet de s’interroger sur l’origine des “ alertes ” et renvoie sans doute à une perception purement imaginaire, nourrie de crainte diffuse, qui n’est pas sans faire penser aux mécanismes mentaux ayant déclenché la “ Grande Peur ” des campagnes à la fin de juillet 1789 étudiée par Georges LEFEBVRE. Ce parallélisme est légitimé par les situations similaires se déroulant dans le département voisin de la Nièvre. Dans son rapport du 14 décembre 1944 au préfet de Nevers 2 , le capitaine commandant la section de Gendarmerie de Cosne-sur-Loire fait état du survol de la région, le 11 décembre, par ‘“ des avions de nationalité indéterminée ”’, dont ‘“ le ronflement du moteur laisserait supposer qu’il s’agirait d’un appareil allemand ”’. Une semaine plus tard, le sous-préfet de Château-Chinon rapporte au préfet de la Nièvre 1 que ‘“ des individus suspects pris pour des parachutistes ont été signalés dans la région de Saint-Brisson. Des FFI venus de la Côte d’Or ont patrouillé dans les bois se trouvant à proximité et n’ont obtenu aucun résultat. De l’enquête effectuée par la gendarmerie, il résulte que les individus signalés étaient en réalité deux chasseurs qui, se trouvant en situation irrégulière, avaient essayé de se dissimuler et qui ayant été aperçus, avaient été pris pour des suspects… ”’. On retrouve ici le contraste entre des éléments initiaux à fort contenu technique, l’identification du bruit de moteur d’avion, ou constituant une image forte de la guerre, le parachutiste, avec la réalité banale de braconniers, figure familières en ces régions rurales. Le conditionnel prudent concernant les premiers permet de se rétablir sur une réalité rassurante. Si tout cela ne suscite pas de panique collective comme en 1789, il en résulte néanmoins un climat d’inquiétude fort éloigné des joies de la Libération.

Une autre situation où la rumeur alimente peurs et images angoissantes se produit dans la vallée de la Loire, entre Saint-Pierre-le-Moûtier et Decize dans la Nièvre 2 . Le 12 septembre 1944, la capitaine FFI VICTOR fait état auprès du commandant de la place de Moulins de la découverte d’un cadavre. Il rapproche les faits des agissements d’une bande d’une dizaine d’hommes cantonnant dans la forêt “ au N.E. de la route Saint-Pierre/Decize ”. Selon lui, ‘“ ces individus sont notoirement connus dans le pays comme bandits et pillards ”’. Le commandant départemental FFI prend suffisamment l’affaire au sérieux pour charger, le 30 septembre, deux bataillons FFI de liquider ce groupe. De son côté, la gendarmerie enquête. Au bout du compte, cette double opération aboutit à la conclusion ‘“ qu’il n’y aurait pas de pillards dans cette région ”’. Si la circonstance est mince, elle est révélatrice de la façon d’expliquer des situations liées aux derniers règlements de compte.

Notes
1.

Marc BLOCH, L’étrange défaite, Folio Histoire, Gallimard, 1990, 328 p.

2.

Courrier de Saône-et-Loire, 17 février 1945.

3.

AD 71, W 120164, (Annexe n°1).

4.

Entretien, 6 février 1995.

5.

AD 71, W123855.

1.

Gilles HENNEQUIN, Résistance en Côte- d’Or, t.3, éd. à compte d’auteur, p. 259. Instituteur, Gilles HENEQUIN a accumulé une somme très importante de témoignages, de documents concernant la question.

2.

AD 58, 999W1925.

1.

AD 58, 999W1925.

2.

AD 58, 3W8.