2-3- Les rapports parfois difficiles avec les troupes alliées

Dans les trois villes de Bourgogne servant de garnison à des troupes américaines, Auxerre, Sens et Dijon, il apparaît que, passées les effusions de la Libération et les premiers mois de liberté, surgissent des frictions, des incidents qui suscitent une certaine hostilité à l’égard de ces troupes.

Dans la capitale régionale, le phénomène reste assez limité. Il touche au plus immédiat de la vie quotidienne, le ravitaillement. Dans son rapport au préfet du 10 février 1945 2 , le chef du Commissariat central de Dijon constate ‘“ un certain malaise, par comparaison constante et inévitable des conditions de vie des militaires américains séjournant à Dijon avec celles que connaissent nos propres combattants au front et la population civile elle-même ”’. Il rapporte être ‘“ intervenu auprès de la MP pour éviter que certaines poubelles de mess ou de cantines américaines ne demeurent en évidence sur la voirie publique avec des restes alimentaires dont l’abondance et la variété étaient de nature à accroître le malaise ”’. Le problème serait mince, et sa solution quelque peu dérisoire, si les rapports des mois suivants ne faisaient état d’incidents, certes qualifiés de “ mineurs ” dans le rapport de juillet, prenant souvent la forme de bagarres de cafés où il est fort difficile de distinguer qui a lancé les premières insultes entre deux groupes avinés. Le rapport d’août, le dernier abordant ce problème du fait du départ des troupes, signale en plus de bagarres récurrentes de nombreuses dégradations et, plus graves, de nombreux accidents de circulation, dont deux mortels, le plus souvent expliqués par l’irrespect des règles du code de la route par les militaires. Le “ malaise ” signalé en février tend à devenir franche hostilité, le rapport de juillet cite une phrase lancée par un ‘“ ancien résistant ” : “  on a bien chassé les autres, on mettra bien ceux-là à la porte ”’, signe d’une exaspération manifeste.

Mais la situation apparaît nettement plus dégradée dans l’Yonne, en particulier à Auxerre où stationnent des éléments divers, dont au cours de l’été 1945 des unités de la célèbre 101e Airborne Division.

La cohabitation pose d’emblée des problèmes d’empiétement d’autorité. Le 22 décembre 1944, le préfet de l’Yonne proteste 1 auprès du ministère de l’Intérieur contre la décision des autorités militaires de Troyes, étendant leur autorité sur l’Yonne, d’imposer un couvre-feu de 21 heures à 6 heures. Jusque là, il ne s’imposait que de 24 à 6 heures. Interdisant de fait “ toute manifestation et réunion publique ” cette mesure est, selon le préfet, “ très mal considérée dans toutes les couches de la population ”, estimant que ‘“ ce retour à des mesures draconiennes rappelle les vexations de l’occupation allemande ”’. Elargissant son propos le préfet manifeste son souhait de ‘“ ne pas recevoir d’ordres des autorités alliées, mais seulement du gouvernement français ”’. Nous avons ici affaire à un conflit inévitable entre des autorités militaires alliées qui considèrent la région comme faisant partie du théâtre d’opérations, aux jours les plus incertains de la bataille des Ardennes, et un versant français où la population pense en avoir fini avec les contraintes de la guerre et où les structures de l’Etat entendent exercer la totalité de leurs prérogatives.

Cette question des empiétements d’autorité touche à ce que les citoyens français peuvent considérer comme totalement rétabli depuis la Libération : la liberté d’expression. Dans une note reçue par le préfet de l’Yonne le 23 février 1945 2 , le Counter Intelligence Corp demande que tous les articles de presse concernant l’armée américaine lui soient soumis pour examen avant publication et sollicite un droit de censure sur les films diffusés dans le département.

Les conflits d’autorité s’étendent aussi au domaine policier. Les autorités américaines prétendent appliquer leurs propres règles à des citoyens français en position délictueuse à leur égard. Le QG des troupes américaines en stationnement à Auxerre transmet le 14 octobre 1945 au préfet, au commissaire de police, au commandant de la gendarmerie nationale, un rapport ayant pour objet les “ fonctions et pouvoirs de la MP ”. Il stipule que ‘“ la MP peut appréhender et détenir temporairement les personnes non soumises aux lois américaines coupables de sérieux actes criminels de marché noir de denrées appartenant aux Etats-Unis, possession de matériel américain, pour entrée dans des lieux interdits et pour vol de choses appartenant à l’armée américaine ou pour tentative de commettre de tels actes ”’ ‘ 1 ’. Il est précisé que ‘“ la détention aura seulement pour but de remettre les détenus aux autorités françaises, de prévenir de tels actes criminels, de sauvegarder les biens des américains et de conserver des témoins ; la détention avant la remise des coupables aux autorités françaises sera aussi brève que possible ”’. Le rapport indique enfin que les éventuelles perquisitions seront effectuées avec “ autorisation des autorités françaises ”. Un tel texte soulève un triple problème : celui de la difficile cohabitation entre deux instances de pouvoir de police, celui de la durée non précisée de la détention par la MP de citoyens français, celui enfin de l’impact psychologique de perquisitions effectuées par des hommes de la MP, fût-ce avec autorisation des autorités françaises. Ceci n’échappe pas aux dites autorités puisque le 30 octobre, le secrétariat général pour la police de la région Bourgogne-Franche-Comté répond 2 au préfet de l’Yonne qui lui a transmis le rapport le 17 en formulant trois observations. Il estime que la durée de détention “ ne devra pas excéder 48 heures ”, que des perquisitions effectuées par des membres de la MP constitueraient “ un viol de la loi ” et souhaite que s’instaure “ une collaboration nécessaire ”, étant donné que “ les incidents avec les militaires alliés (sont) particulièrement nombreux ” dans le département de l’Yonne.

Cette cohabitation difficile entre des instances jalouses de leur propre autorité pèse d’autant plus lourdement que l’année 1945 est jalonnée par de nombreux incidents entre la population civile et des militaires, malgré les efforts de la MP maintes fois salués par les rapports de police français.

Dans un rapport transmis à l’inspecteur d’Académie de l’Yonne le 30 juin 1945 3 , la directrice du collège de jeunes filles de Joigny rapporte l’intrusion, au cours de la nuit du 28-29, de huit soldats américains dans l’internat du collège. Bien qu’ils se soient enfuis dès l’arrivée du personnel, sans autre conséquence qu’une grande frayeur pour les élèves, l’affaire amène la MP à enquêter sur les auteurs et le préfet, à qui le rapport a été transmis, à estimer que “ les faits sont très regrettables, surtout dans un internat de jeunes filles ”. L’incident, s’il est mince dans ses conséquences touche à une corde sensible, opposant la fragilité virginale à la brutalité de l’intrusion collective.

Le paroxysme des incidents est atteint au cours du mois d’août 1945. Ainsi, le 4 août, le commissaire de police de Sens rapporte 1 au préfet qu’en trois jours, ce ne sont pas moins de sept agressions et une rixe dans un café qui se sont déroulées dans la ville. Le même fonctionnaire fait état dans son rapport du 13 août de huit incidents (“ vols, violence dans cafés et maisons de tolérance, ivresse ”), plusieurs fonctionnaires de police français ayant été pris à partie dans l’exercice de leur fonction. La MP n’est pas exempte de reproches puisque deux de ses membres, ivres, attaquent deux policiers à Auxerre le 17 août. Lors d’un concert public en plein air, le 13 août à Sougères-sous-Sinotte, près de Seignelay, les soldats américains, appréciant peu la prestation, attaquent les musiciens, brisent un violon, et dans la bagarre collective qui en découle, un coup de feu part et un habitant est tué. Avec une issue moins dramatique mais touchant lui aussi à la sensibilité de la population, l’incident du 6 août sur les bords de l’Yonne à Auxerre met en présence une jeune fille de 18 ans refusant de répondre aux avances de trois soldats américains. Ceux-ci, pour toute forme de procès, la précipitent dans la rivière. La victime sachant nager cela se termine par un bon bain. L’épisode n’en constitue pas moins un élément de plus contribuant à remonter une population particulièrement sensibilisée depuis que le 3 août, à Piochy, deux adolescentes de 13 et 17 ans ont été violées par des soldats américains, selon le rapport du commissaire de police de Sens au sous-préfet de la ville 2 . La brigade de gendarmerie de Chablis fait état le 7 août du saccage de ses locaux par trois militaires US éméchés le 3, de l’agression d’un habitant et de l’enlèvement d’un enfant le 4, de 5 vols et agressions le 5 3 . Le sous-préfet communique le 7 à son supérieur immédiat que ‘“ la population semble complètement désemparée par la conduite des troupes alliées avec lesquelles elle ne demande qu’à vivre en bonne intelligence ”’, tout en convenant que ‘“ ni la police, ni la gendarmerie, ni même la MP ne se sont senties de force à enrayer les agissements de certains énergumènes ”’. Cette préoccupation teintée d’impuissance est transmise au ministère de l’Intérieur par le préfet de l’Yonne 4 , le 7 août ; il indique que les actes de violence “ ont vivement impressionné la population ” et que ‘“ l’opinion publique est nettement remontée contre les troupes américaines et il est à craindre que des représailles se produisent ”’. Le problème se pose d’autant plus que le même rapport signale l’arrivée de 4 à 5000 nouveaux hommes de troupe américains, chiffre considérable représentant le quart de la population locale.

“ L’effort louable des officiers supérieurs américains ” signalé par le sous-préfet de Sens dans son rapport du 7 semble porter ses fruits. La chronique des incidents divers s’allège progressivement et le 9 octobre le préfet peut indiquer au général commandant la 101e Airborne ‘“ l’amélioration très sensible constatée dans les relations entre mes administrés et les soldats de votre division ”’. Il ne fait état que “ d’incidents de plus en plus rares ”. La situation n’est cependant pas totalement apaisée comme en témoigne l’incident dont a été victime l’inspecteur des Renseignements généraux de l’Yonne G.S. qu’il rapporte à son supérieur hiérarchique le 12 novembre 1945 1 . En visite chez des amis, il assiste à une scène étonnante. Trois soldats américains urinent sous la fenêtre de cuisine de son hôtesse. Celle-ci les ayant invités à aller se soulager ailleurs, ils répondent en brisant les vitres avant de s’enfuir. Le fonctionnaire de police les ayant rejoint et leur ayant “ fait connaître (sa) qualité en leur présentant (sa) carte professionnelle ”, est frappé au visage, avec deux dents cassées. Les soldats sont retrouvés par la MP chez un garagiste avec lequel ils se livrent au marché noir. La victime insiste sur le fait que les coups ont été portés après que ses agresseurs aient “ eu connaissance de (sa) qualité de policier ”. Cet ultime épisode noue trois données, désinvolture à l’égard de la population, agressivité envers les forces de l’ordre françaises, marché noir, toutes susceptibles de maintenir un climat malsain.

L’ensemble de ces circonstances pèse forcément sur les processus politiques en cours, suite à l’effondrement du dispositif vichyste et à la mise en place des structures de transition. A la difficulté et à la complexité de celle-ci, il ajoute l’attitude d’une population fluctuant entre espoirs, désillusions, déceptions.

Notes
2.

AD 21 41M113.

1.

AD 89 1W925.

2.

AD 89 1W328.

1.

AD 89 1W328.

2.

Idem.

3.

Ibidem.

1.

AD 89 1W328.

2.

Idem.

3.

AD 21 W21423.

4.

Idem.

1.

AD 89 1W328.