II-DE FREQUENTES QUERELLES D’AUTORITE

Cette réalité, couplée à l’ampleur des difficultés matérielles, suscite une multiplicité de situations où se mêlent conflits de compétence, d’intérêts, rivalités de pouvoir.

1- Les problèmes ravitaillement, souvent au centre de conflits

Les pénuries multiples conjuguées à la dispersion des centres de pouvoirs sont l’origine de situations inextricables.

En avril 1945, un échange de courrier entre les préfectures du Doubs et de Saône-et-Loire 1 porte sur la réquisition, en gare de Chagny en septembre 1944 d’un wagon de charbon à gazogène venant de La Grande Combe dans le Gard à destination d’une entreprise de Douvot. Questionné par le préfet, le maire de Chagny répond le 5 mai que la wagon, “ avarié ” à la suite des bombardements de septembre, avait dû être évacué rapidement “ pour satisfaire aux ordres de l’autorité militaire ”, sans toutefois fournir la moindre preuve écrite. Cette absence comme l’utilisation à propos de charbon d’un terme plus couramment utilisé pour les denrées périssables révèlent l’embarras du maire pour expliquer une préoccupation liée au seul souci de se prémunir des pénuries de l’hiver à venir.

Dans la Nièvre, dans son rapport de septembre 1944, le directeur départemental du Ravitaillement général proteste auprès du préfet 1 sur des distributions d’huile effectuées dans la commune de Donzy par le CLL “ contre les règles en vigueur ”, estimant qu’il y avait “ lieu que ce genre de distribution cesse au plus tôt ”. Le fonctionnaire conclut avec un dépit manifeste en affirmant que ‘“ si le CLL continue à faire des attributions sans l’assentiment du Ravitaillement général, aucun contrôle ne (sera) possible ”.’ Il est à noter qu’il n’en est même plus à contester au CLL la possibilité de “ faire des attributions ”, il se contente d’en demander d’en être informé ! Sous la plume d’un directeur départemental, ceci est un manifeste aveu d’impuissance devant les situations de faits que les circonstances favorisent. Les velléités interventionnistes du CLL de Donzy ne cessent d’ailleurs pas puisque le 28 octobre 1944 2 , le même directeur départemental se plaint auprès du préfet de l’imposition par ledit comité d’une distribution par la laiterie BERTHIER de 100 g de beurre à chaque habitant de la commune, perturbant ainsi les livraisons imposées à l’entreprise. Ceci suscite de la part du préfet une double réaction : auprès du président du CLL, lui rappelant qu’il n’a “ aucune qualité pour décider de cette distribution ” et qu’il ne s’“explique pas, malgré (ses) interdictions réitérées ” qu’il ait pris “ une telle initiative ” ; auprès des responsables de la gendarmerie comme de la police pour leur intimer de mettre fin à des “ pratiques irrégulières qui ont tendance à se généraliser ”. Même le cadre de structures comme les comités de Libération est parfois dépassé. Dans une lettre adressée au préfet de la Nièvre le 22 septembre 1944 3 Mr M., qui s’exprime “ au nom d’un groupe de travailleurs ” de Nevers signale qu’un ‘“ groupe de cafetiers et marchands de vin de la ville sont allés avec voiture et camion acheter du vin pour la Résistance, la consommation et les cafetiers ”’. Très sceptique sur le second objectif annoncé, l’auteur de la lettre demande un “ contrôle ”, “ au nom de la classe laborieuse ”. De telles situations débordent tout cadre ayant au moins une apparence de légalité ou de transparence et amènent d’ailleurs les comités de Libération à mettre en place des systèmes de contrôle, à la fois des services du ravitaillement général et des initiatives échappant à toute autorité. Cette démarche dont nous verrons en partie II qu’elle absorbe l’énergie de résistants notoires ne va pas sans difficultés. A Châtillon-en-Bazois (Nièvre), le préfet nomme le 4 novembre 1944 un membre de CCL local au poste de contrôleur des infractions économiques. A la suite de protestations de la population, le président du CDL informe le président du CCL, le 12 avril 1945 que ledit personnage s’est vu prononcer dans le passé plusieurs condamnations en matière économique et qu’en conséquence il demande qu’au plus vite il soit écarté de sa fonction, pour restaurer la crédibilité du comité local 1 .

La faible légitimité d’un organisme, le Ravitaillement général, entaché d’une image vichyste, contribue à en affaiblir les capacités à mettre en application la politique de lutte contre le marché noir et d’organisation de la collecte de la production. En novembre et décembre 1944, un conflit révélateur oppose le maire de Cluny au chef de district du Ravitaillement général de Saône-et-Loire. L’essentiel du dossier 2 est constitué des courriers adressés par ce fonctionnaire au préfet et à son supérieur hiérarchique. Il en ressort qu’à Cluny, l’arrêté préfectoral du 31 octobre, qui fixe la ration de viande hebdomadaire à 250 g et interdit l’achat direct à la ferme et l’abattage par les bouchers, ceci afin d’assurer le monopole des commissions d’achat, n’est pas respecté. Les protestations du chef de district lui ont attiré une verte réplique du maire, début octobre donc avant l’arrêté préfectoral, rétorquant qu’à Cluny, “ c’est la Résistance qui commande ”. Il se plaint aussi d’une campagne d’opinion dirigée contre lui qui lui impute un passé de membre du PPF et fait courir le bruit de sa prochaine destitution comme ancien fonctionnaire d’un organisme vichyste. Il oppose auprès du directeur départemental une double dénégation à ces allégations. Non seulement il n’a jamais appartenu au PPF mais il a refusé d’adhérer au SOL et il prétend avoir établi dès novembre 1942 des faux papiers pour des réfugiés puis pour des réfractaires au STO en 1943, qu’enfin, il n’a jamais dénoncé les centres d’abattage clandestins de la région, ‘“ car plusieurs abattaient pour ravitailler les jeunes gens qui avaient pris le maquis ”’. Compte tenu de cette campagne et du refus du maire de Cluny de répondre à ses demandes formulées le 29 novembre de mise en application de l’arrêté du 31 octobre, il demande sa mutation. Cette réponse attendue est venue indirectement le 17 novembre, sous la forme d’une lettre envoyée par le maire à tous les bouchers de la ville. Il les enjoint de cesser les trafics mais maintient la liberté d’abattage à condition que le produit soit réservé à la population de la ville et vendu au prix de la taxe.

Cette situation, au-delà de ses aspects locaux, connecte plusieurs données de la période suivant immédiatement la Libération : la difficulté sinon l’incapacité d’un organisme d’Etat d’imposer à une profession le respect des règles établies par son représentant à la préfecture ; l’attitude ambiguë d’une municipalité provisoire, au cœur d’une zone libre depuis juin ; enfin le refus inconséquent d’une région d’élevage, de partager le sort du reste de la population, en se réservant de fait une large partie de la production.

Les pénuries, particulièrement dans l’alimentation, renforcées par la désorganisation matérielle et structurelle suivant la Libération, mettent donc les services du Ravitaillement général en première ligne. Ballottés entre les consignes émises par l’autorité préfectorale, l’interventionnisme des comités de Libération ou de formes plus ou moins spontanées de pouvoir et la forte demande venue des populations, facilement suspectés par ces dernières de prolonger les pratiques du régime défunt, ils se retrouvent au centre des disputes de la France libérée.

Notes
1.

AD71 W127353.

1.

AD58 999W609.

2.

Idem.

3.

Ibidem.

1.

AD58 999W609.

2.

AD71 W120164.